
C’est un décompte inédit révélé par Mediapart : entre 2020 et 2024, au moins 46 exilés qui voulaient rejoindre le Royaume-Uni ont disparu le long du littoral nord de la France ou en Manche sans que l’on retrouve leur corps. Une disparition par mois, dans le silence assourdissant des autorités.
2024 s’est révélée l’année la plus meurtrière à cette frontière depuis 1999 : quatre-vingt-neuf personnes y sont mortes, selon le décompte réalisé par le média Les Jours. Derrière ce bilan macabre se cachent pourtant d’autres vies tombées dans l’oubli et pour lesquelles le mystère reste entier. Sur les quarante-six disparu·es identifié·es par Mediapart, aucun·e ne figure sur les bases de données des autorités. Les bilans officiels sont lacunaires : la préfecture maritime de la Manche et de la mer du Nord n’a par exemple recensé que trois personnes disparues sur l’année 2024, quand notre décompte en fait apparaître quinze. Entre 2020 et septembre 2023, elle en dénombrait cinq, contre vingt-cinq selon notre enquête.
Seules leurs familles mènent, quand elles le peuvent, un laborieux combat pour savoir ce qui est arrivé à leurs proches. Certaines sont aidées par des bénévoles solidaires calaisiens, des relais dans la diaspora, des associations comme la Croix-Rouge : mais le sentiment d’impuissance domine. Ni appel à témoin ni soutien à leurs familles n’ont été mis en place par les autorités. Ces disparus sont invisibles, aussi, dans le débat public. (...)
Osman, originaire du Soudan, est arrivé en France sous le statut de mineur isolé, en 2007. Installé à Lille, où il a suivi sa scolarité jusqu’à l’université, il voit sa vie bouleversée quand, au matin du 11 août 2024, son téléphone sonne : « Des amis de mon cousin, Modther Abbaker Osher, m’ont appelé, se remémore-t-il. Ils habitent en Angleterre et savaient que Modther allait traverser pour les rejoindre. Mais ils n’avaient plus aucune nouvelle de lui. » L’annonce choque Osmane : « Modther, je le connais depuis tout petit, on a grandi ensemble dans le même quartier. Il est comme mon propre petit frère. »
Quelques heures plus tôt, Modther avait embarqué sur un zodiac en partance pour le Royaume-Uni avec une cinquantaine d’autres personnes soudanaises, kurdes et afghanes, à partir de cette plage des Hemmes d’Oye. Parmi ses compagnons de route : Ibrahim, qui vit aujourd’hui en Angleterre au bord de la mer d’Irlande, dans une maison en brique rouge de la ville portuaire de Barrow-in-Furness.
Ce garçon à la voix basse, souriant, garde un souvenir vif de cette traversée. Modther était son ami : après une première rencontre en Tunisie, les deux garçons se sont retrouvés à Calais. Lorsqu’ils embarquent le 11 août à 6 heures du matin, Ibrahim, Modther et les autres passagers se rendent compte que le zodiac est en mauvais état. « Un des passeurs qui surveillait l’embarquement a alors sorti une arme et nous a menacés, nous interdisant de descendre et nous ordonnant de commencer à naviguer », se souvient Ibrahim. Après quelques milles marins, « sous le poids des passagers, une partie du bateau a commencé à s’enfoncer dans l’eau, déséquilibrant le zodiac, de nombreuses personnes sont ainsi tombées à l’eau ». (...)
« Une fois sur le bateau des secouristes, j’ai demandé aux autres rescapés autour de moi : “Avez-vous vu Modther ?”, mais personne ne le connaissait ou ne savait où il était », se désole Ibrahim. (...)
En mer, pas de protocole disparition (...)
Alors que la majorité des disparitions interviennent en mer, l’État qui coordonne l’intense activité de sauvetage dans la Manche ne prévoit pas de protocole spécifique sur le sujet, selon des acteurs du sauvetage interrogés. L’un d’entre eux affirme que « la question du nombre de personnes à bord, ou de savoir si tout le monde a son compagnon de voyage à côté, n’est pas posée systématiquement ».
Un autre confirme : « On commence à faire des patterns de recherche dans le cas où l’on récupère des gens et qu’ils nous disent “il y a des personnes qui sont tombées à l’eau”. Le truc, c’est que bien souvent ils ne savent pas combien ils étaient au départ. » (...)
Aucune base de données globale et coordonnée
Si Modther avait un ami à ses côtés, qui a pris la responsabilité de prévenir la famille et de leur raconter les circonstances de la disparition, ce n’est pas toujours le cas. Certains exilés disparaissent sans relais amical. Les seuls témoins de leur disparition s’évaporent vite dans la nature. Et pour cause : les téléphones, indispensables pour garder le lien avec la famille, finissent au fond de la Manche ou sont souvent confisqués par les gardes-côtes ou la police aux frontières afin d’identifier les passeurs. (...)
Aucune base de données globale et coordonnée
Si Modther avait un ami à ses côtés, qui a pris la responsabilité de prévenir la famille et de leur raconter les circonstances de la disparition, ce n’est pas toujours le cas. Certains exilés disparaissent sans relais amical. Les seuls témoins de leur disparition s’évaporent vite dans la nature. Et pour cause : les téléphones, indispensables pour garder le lien avec la famille, finissent au fond de la Manche ou sont souvent confisqués par les gardes-côtes ou la police aux frontières afin d’identifier les passeurs. (...)
Bien que la Croix-Rouge soit le seul organisme à avoir un dispositif dédié, ses moyens demeurent limités. « Nous attendons que des proches nous saisissent pour ouvrir un dossier. Il nous est donc impossible d’avoir des données exactes sur le nombre de personnes disparues », explique une responsable de la communication de l’ONG britannique. Les données collectées par l’organisation ne sont par ailleurs pas systématiquement croisées avec celles des autorités ou celles d’Interpol concernant, par exemple, les corps non identifiés.
À terre, des proches livrés à eux-mêmes (...)
Les proches de disparu·es, confrontés à de multiples interlocuteurs, à une procédure opaque et ne maîtrisant pas nécessairement le français, se retrouvent démunis. (...)
aucun des proches que nous avons interrogés n’évoque de recherches organisées dans les jours qui suivent un signalement de disparition, le long des côtes, en mer ou sur terre, ne serait-ce que pour retrouver un corps.
À l’inverse, quand un plaisancier disparaît, mi-avril, depuis une plage de Surtainville (Manche), des recherches ont mobilisé la Société nationale de sauvetage en mer (SNSM), la gendarmerie, un drone de la commune ainsi que des plaisanciers. Elles ont été menées à terre, en mer et dans les airs et se sont poursuivies pendant deux semaines, jusqu’à ce que son corps soit retrouvé, le 1er mai.
Interrogé sur le peu de considération accordé à ces disparus, un acteur du sauvetage, qui souhaite rester anonyme, ne semble pas surpris : « En 2023, le monde entier s’est arrêté de tourner pour retrouver ces sous-marins avec un milliardaire à bord. Des moyens ont été envoyés par de nombreux pays. Au même moment, des centaines de personnes sont mortes en Méditerranée. Il y a un décalage qu’on observe aux frontières, entre la sauvegarde de la vie en mer pour les gens “normaux” et pour ceux qui relèvent du contexte migratoire. »
Des séparations de familles menant à la disparition (...)