
Paru récemment aux éditions La Fabrique, La Révolution au Venezuela propose – comme l’indique le sous-titre – une « histoire populaire » du processus de transformation sociale impulsé par Hugo Chávez en 1998, mais surtout des mouvements de contestation sociale et politique qui ont préparé ce processus, des années 1950 aux années 1990, et se sont maintenus depuis. George Ciccariello-Maher y décrit de manière précise le rôle crucial qu’ont joué ces mouvements et sans lesquels la « révolution bolivarienne » demeurerait incompréhensible, dans sa longévité comme dans sa radicalité.
Il ne s’agit donc pas d’un livre sur les médias, du Venezuela et d’ailleurs. Toutefois, l’auteur consacre une partie de son analyse au rôle spécifique joué par les médias dominants durant ce qu’il nomme un « coup d’État médiatique planifié ». Les classes dominantes venezueliennes avaient en effet cherché, en 2002, à mettre un coup d’arrêt au changement social et politique alors en cours par le renversement de Chávez.
Cet épisode rappelle très utilement que les « grands » médias ne sont pas tout-puissants, comme l’avait déjà montré - à une échelle moindre - la victoire du « non » en France lors du référendum sur le traité de constitution européenne en 2005 ; mais il signale également que seule une vaste mobilisation populaire peut permettre de contester réellement le pouvoir qu’ils exercent. (...)
Un coup d’État médiatique planifié
Le 11 avril 2002, l’opposition vénézuélienne activa des snipers qui firent feu sur la foule majoritairement pro-Chávez qui s’était rassemblée près du palais Miraflores pour défendre le président contre la menace d’une manifestation agressive de l’opposition. Cette manifestation, il est vrai massive, avait bénéficié du soutien indéfectible et unanime des médias privés anti-chavistes ; pendant des jours, les médias avaient appelé la population non seulement à y participer, mais à faire le nécessaire pour se débarrasser une fois pour toute du « tyran ». Ce jour-là, les forces d’opposition se réunirent au Parque del Este pour une manifestation en direction du siège de la compagnie pétrolière d’État PDVSA. C’est là que les leaders de l’opposition prirent la parole, poussant la foule à des actions plus violentes contre le gouvernement, et c’est là que Carlos Ortega, chef de la confédération syndicale discréditée et corrompue CTV (lire chapitre 7), appela à une manifestation non prévue et non autorisée vers le palais présidentiel, à une dizaine de kilomètres à l’ouest, où des milliers de chavistes étaient déjà réunis. À mesure que la manifestation de l’opposition se rapprochait du palais, la confrontation apparaissait de plus en plus inévitable et les slogans « Chávez, Fuera ! » (Chávez dehors !) se heurtèrent bientôt aux « No Pasarán ! » (Ils ne passeront pas !).
C’est à ce point qu’une société entre en ébullition, et c’est à ce moment précis que les balles commencèrent à pleuvoir sur la foule en contrebas. (...)
Si les médias manipulaient délibérément leur propre population, la presse internationale fut également un terrain fertile pour la désinformation, les médias aux États-Unis et ailleurs répétant sans la moindre nuance la version de l’opposition, aujourd’hui discréditée (...)
Témoignant d’un manque d’intérêt aussi commun qu’arrogant pour les couches les plus pauvres de la société vénézuélienne, fondé sur le présupposé que les masses populaires sont essentiellement inertes, stupides et incapables d’action autonome, les personnes à la tête du gouvernement illégitime ont considéré qu’il suffisait de disposer du contrôle de l’armée et des médias. Si l’histoire nous apprend quoi que ce soit, c’est que quatre-vingt-dix-neuf fois sur cent, cette stratégie est victorieuse, et elle l’aurait certainement été ailleurs et à un autre moment [7]. Mais malgré la complicité de presque tous les médias et malgré le black-out médiatique qui suivit l’éviction de Chávez, le coup d’État fut de courte durée. La question fondamentale à poser est : pourquoi ?
La réponse est dans l’expression populaire récente, « tout 11 a son 13 ». La rébellion populaire contre le coup d’État fut immédiate ; des millions de Vénézuéliens pauvres affluèrent apparemment spontanément des cerros, les collines qui entourent Caracas. Pour Samuel Moncada, ancien ministre de l’Enseignement supérieur et professeur d’histoire à l’Université centrale, cette réaction populaire massive pulvérisa en un instant des siècles d’idéologie élitiste (...)
Théâtre stratégique des opérations du coup d’État, la sphère de l’information fut aussi un important terrain de résistance. En dépit du black-out médiatique total, la spontanéité des masses vénézuéliennes s’étendit à sa compréhension du rôle des médias dans le coup d’État, et on pouvait lire sur une banderole déployée le 12 avril « Non à la dictature médiatique », tandis qu’un tract distribué le même jour affirmait « Nous ne tolérerons pas cette dictature du pouvoir économique et médiatique ». (...)
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