
Série 4/5 · L’exposition publique de Saartjie Baartman, dite la « Vénus hottentote », au début du XIXe siècle à Londres puis Paris, annonce la mode à venir des exposition coloniales et des zoos humains. Il s’agit de séduire les foules et de justifier le projet colonial en s’appuyant sur les théoriciens du « racisme scientifique ». À la fin du XIXe siècle, en France, Ferdinand Gravier et Jean-Alfred Vigé vont proposer, dans de nombreuses villes, des « villages sénégalais ». Ils seront aidés par un chef recruteur installé à Gorée, Jean Thiam, lui-même exhibé comme artisan bijoutier.
Longtemps, exposer des humains eut un but hautement lucratif. Même si l’Histoire a oublié, ou effacé, les noms de la plupart d’entre eux, il y eut, tout au long du XIXe siècle et au début du XXe, un grand nombre d’entrepreneurs, aventuriers, escrocs, bonimenteurs, imprésarios qui firent leurs choux gras des exhibitions d’Africains, de Lapons ou de Kanak. (...)
Dans son article « De la Vénus hottentote aux formes abouties de l’exhibition ethnographique et coloniale », l’historien Pascal Blanchard écrit :
On trouve des signes avant-coureurs d’un nouveau type de spectacle ethnique dès l’Exposition universelle de Londres de 1851 et la tournée des Zoulous de 1853. Passé ce moment, on assiste à l’éclosion progressive du modèle des “zoos humains”, exhibition humaine d’“exotiques” plus ou moins racialisée – des “exhibitions ethniques” aux “Villages nègres” –, exhibitions autonomes ou inscrites dans des dispositifs plus vastes, telles les Expositions universelles ou coloniales. La première troupe de ce type en Europe […] est présentée par l’entreprise Hagenbeck en 1874 à Hambourg, l’année même où Barnum arrive en Europe, constituant pour toute l’Europe de l’Ouest et centrale une date charnière dans la mutation des exhibitions humaines. Il s’agit d’une famille de six Lapons accompagnés d’une trentaine de rennes. En raison de son succès, l’Allemand Carl Hagenbeck exporte ses exhibitions, notamment en 1877, à Paris, au Jardin d’Acclimatation, et les professionnalise sous le nom d’expositions anthropo-zoologiques.
Villages noirs « à la française »
Le Jardin d’Acclimatation recevra ainsi plusieurs groupes fournis par Hagenbeck : des Nubiens, des Eskimos, des Lapons, des Fuégiens, des Cinghalais, des Araucans, des Kalmouks, des Somalis et des Dahoméens, selon les terminologies employées à l’époque. (...)
Jean-Michel Bergougniou, Rémi Clignet et Philippe David, les auteurs de « Villages noirs » et visiteurs africains et malgaches en France et en Europe, 1870-1940
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estiment qu’entre 1877 et 1940 une cinquantaine de villes françaises (parmi lesquelles Paris, Lyon, Marseille, Bordeaux et Brest) accueillirent des « villages noirs », et qu’une « douzaine de troupes africaines plus disparates » se produisirent au Jardin d’Acclimatation, à l’initiative d’Albert Geoffroy Saint-Hilaire, le petit-fils d’Étienne Geoffroy Saint-Hilaire.
Derrière ces « villages noirs » qui attirent les foules, il y a des entrepreneurs privés. (...)
Ferdinand Gravier, de la conquête coloniale au show-business (...)
Pour comprendre l’itinéraire de Jean Thiam, un Sénégalais de Gorée qui fut exhibé dans plusieurs « villages noirs » mais servit aussi de recruteur pour différents entrepreneurs français, il faut d’abord s’intéresser au couple Gravier et à Jean-Alfred Vigé, qui comptent parmi les plus importants promoteurs français d’exhibitions humaines – il y en eut plus de 250 en France, produites localement ou importées ! (...)
Pour l’historien Pascal Blanchard, « Thiam fait partie de ces néo-notables qui vont servir de lien entre la société et l’administration coloniale. C’est quelqu’un qui commence en bas de l’échelle et se fait progressivement une place. Il recrute dans son entourage proche pour se sécuriser. Il comprend les mécanismes du business ; il est très bon dans sa communication et joue le jeu que l’on attend de lui. Et, bien sûr, il s’enrichit avec le système. » (...)
S’il participe activement à l’organisation des « villages » de Vigé, Jean Thiam n’en demeure pas moins l’un des principaux acteurs, exhibé lui aussi au regard des visiteurs. Au début du XXe siècle, ces attractions populaires sont de véritables spectacles, aussi soigneusement mis en scène que certaines téléréalités actuelles. (...)
« Montrer des sauvages pour justifier l’empire » (...)
« Les États ne vont pas investir, mais cela les intéresse d’avoir des troupes sur le territoire, analyse Blanchard. Le public veut voir des “sauvages” et on lui montre des “sauvages.” Payer pour voir des hommes et des femmes exhibés, ce n’est pas neutre. L’exhibé est infantilisé, les morphotypes sont stéréotypés. Certes, en fonction des gens, le regard est différent. Mais pensez à l’impact collatéral sur les enfants ! Tous ces éléments fabriquent de l’idéologie. Pour justifier l’empire, il faut montrer ces hommes comme des sauvages. »