
(...) Un soir dans la forêt de Sivens, une femme diaphane fait son entrée À la Maison des druides. Le jeune homme qui s’y repose sursaute. C’est en ces termes qu’elle s’adresse à lui.
Je ne te veux pas de mal. Il y a soixante-dix ans, il y avait ici un maquis. J’ai tardé avant de le rejoindre, je ne supportais plus de rester passive – car rester passif, c’est collaborer, c’est faire le jeu des autorités qui ont la force de leur côté. Finalement, je me suis lancée dans la Résistance, et je suis tombée ici – les arbres m’ont accueillie parmi eux.
Sois la bienvenue. Moi aussi, j’ai fait le choix de la résistance. Je combats un système qui menace la vie et donc la possibilité, pour nous et les générations futures, de vivre une vie non mutilée. Ici, ils déracinent des arbres pour faire un barrage.
Oui, j’ai vu des arbres que je fréquente depuis des années être abattus par les machines de mort, j’ai vu les gens y grimper à l’aube pour les protéger, j’ai vu les tentatives de ralentir les robocops avec des barricades et des cocktails Molotov – quelle naïveté, vu comment ils sont équipés.
Tu penses que nous ne sommes pas assez « équipés » ? Moi, je suis pour la résistance active, mais sans moyens violents. Je suis pacifiste.
Pourquoi te sens-tu obligé de me dire cela, et d’un ton si supérieur ? Aurais-tu du mépris pour celles et ceux qui, comme moi, ne se définissent pas comme « pacifistes » ?
Non, aucun mépris, excuse-moi. Je pense même qu’il s’agit d’une composante indispensable de la lutte. Tu me confonds peut-être avec d’autres gens, ceux qui se disent « légalistes », cherchent à négocier avec les autorités et se démarquent des « occupants » et des « violents ». En ce qui me concerne, je n’hésite pas à violer la loi pour défendre mes idées. Mais si je combats la violence de ce système, c’est parce que je m’oppose à toute forme de violence. Je suis donc pacifiste.
Je trouve bizarre la manière dont tu te définis et dont tu parles des autres composantes de ta lutte. Nous, dans la Résistance, nous ne nous divisions pas en légalistes, pacifistes et violents. Il y avait les maquisards qui vivaient armés dans la clandestinité, la population qui nous soutenait matériellement et les gens qui, au sein de l’administration, faisaient les faux papiers et transmettaient certaines informations – c’est grâce à l’union de ces trois composantes qu’il y a eu de la résistance en France, et il aurait été désastreux de se dissocier de l’une. Votre distinction – car tu n’es pas le seul à parler en ces termes – a forcément pour effet de stigmatiser ce qu’il faudrait soutenir en priorité : celles et ceux qui prennent le risque de menacer le bon déroulement du programme de destruction concocté par les autorités.
Soit, mais nos situations n’ont rien à voir – et il faut s’y adapter. On ne peut comparer le nazisme et ce que je combats : Carcenac est un escroc, mais ce n’est pas un Hitler qui assassine à tour de bras. Les gendarmes mobiles commettent des exactions, mais ils ne tirent pas à balles réelles.
C’est vrai, mais tu m’as dit toi-même que les logiques économiques et politiques qui poussent à faire ce barrage, elles menacent la vie et donc l’humanité. Et tu vois bien que ce barrage, il est fait contre vous. Contre votre monde, vos idéaux et vos pratiques pacifistes. Si vous n’arrêtez pas le chantier, vous allez sortir de cette lutte affaiblis, collectivement et individuellement. Il faut donc résister, tous ensemble. A chacun de faire ce qu’il peut en fonction de ce qu’il sait et se sent capable. Pour gagner un combat, de toute façon il faut de tout et ne pas reculer devant l’épreuve de force. L’essentiel, c’est de ne pas se dissocier des autres – çà, c’est faire le boulot du pouvoir : « diviser pour mieux régner ». (...)
La violence, ça s’exerce contre des personnes ou des êtres sensibles, pas contre des machines. Détruire des machines, ce n’est pas de la violence, c’est du sabotage pour mettre les forces de destruction hors d’état de nuire. Oui à toutes les offensives, qu’elles soient, dans le langage de la police, « violentes » ou « non violentes ». Car ce n’est pas de cette manière qu’il faut se définir, et il ne faut pas se laisser définir ainsi. Cette question est un piège pour diviser et paralyser. (...)
il me faut souligner une dernière chose : moi aussi, je suis pour l’offensive et l’audace – c’est ce qui nous manque le plus. Mais je ne pense pas qu’on ait besoin d’être « violent ». Celles et ceux qui ont le plus ralenti les travaux et la police, ce sont les enterrés et les grimpeurs, pas les barricadiers, même s’ils ont un rôle à jouer. Tu as raison de nous mettre en garde sur un mot qui, aujourd’hui, met finalement tous les illégalismes dans un même sac, pour les condamner en bloc, sans plus distinguer entre le bris de machine et la violence sur personne. Mais tu me sembles céder, comme tant de jeunes d’une époque nourrie aux scènes de bataille, à la fascination pour la violence. N’oublies pas : on peut être offensif sans être agressif, on peut arrêter les machines sans les détruire, on peut renverser le pouvoir sans le prendre – et c’est ce dont je rêve. (...)