
À l’arrivée d’Adolf Hitler au pouvoir en janvier 1933, l’Allemagne est menacée par une campagne de boycott international. Pour tenter de la contrecarrer, le nouveau pouvoir va signer un accord avec le mouvement sioniste, qui survivra jusqu’à l’éclatement de la guerre en 1939. Et le sionisme sera le seul mouvement politique juif autorisé en Allemagne durant cette période.
Dès son origine à la fin du XIXe siècle, le mouvement sioniste se construisait contre deux ennemis, l’antisémitisme et l’assimilationnisme. Le second était considéré comme le plus dangereux à long terme puisqu’il aboutissait à une disparition progressive de l’identité juive par abandon du judaïsme, par mariages mixtes et éventuellement par conversion. Bien sûr, l’antisémitisme était honni quand il s’agissait d’actes de violence comme les terribles pogroms de l’empire russe, mais s’il se limitait à des faits d’opinion ou à des discriminations, il pouvait paradoxalement être vu comme positif, car il maintenait les juifs concernés dans leur identité spécifique.
Les premiers chefs du mouvement sioniste ont des relations plutôt bonnes avec les antisémites avoués, en tout cas en Europe de l’Ouest. Theodor Herzl1 fréquente à Paris des antisémites notoires, tandis que Chaim Weizmann2 joue constamment sur l’antisémitisme. Ainsi, lors de son premier entretien avec Lord Balfour, en décembre 1914 (avant que celui-ci entre au gouvernement britannique), il se déclare d’accord avec bien des points de vue des antisémites allemands : la tragédie est que les juifs allemands abandonnent le judaïsme sans être reconnus comme vraiment allemands par les autres Allemands. Durant toute son action politique, y compris dans les années 1920, il évoque le côté destructeur du judaïsme que seul le sionisme peut remettre sur la bonne voie. (...)
Il est difficile aujourd’hui d’aborder la question des juifs allemands sans avoir à l’esprit l’extermination de la seconde guerre mondiale. Ils étaient certes exposés à des formes plus ou moins ouvertes d’antisémitisme, avec des discriminations de fait dans la fonction publique, mais l’Allemagne restait un État de droit. Ils étaient particulièrement représentés dans les professions libérales et dans les milieux de la création culturelle. En ce qui concerne l’assimilation, dans les années qui précèdent 1933, la proportion de mariages avec des conjoints non juifs était supérieure à 33 %, plusieurs fois celle des juifs français « républicains » de la même période. Ceci combiné avec une faible natalité explique une stagnation, voire une diminution de la population juive par rapport aux dernières décennies du XIXe siècle (autour de 500 000 personnes). L’arrivée des juifs dit « étrangers » a compensé en partie ce déclin, mais on pouvait s’inquiéter du risque de voir la communauté juive disparaître par assimilation. Autour de 1930, on comptait approximativement une quarantaine de milliers de juifs convertis au christianisme et une centaine de milliers d’« étrangers ». (...)
La prise de pouvoir par les nazis en Allemagne à partir du 30 janvier 1933 constitue un terrible choc dans un monde déjà bien ébranlé par la crise mondiale. Les premiers actes de terreur du nouveau régime allemand visent en priorité non pas les juifs, mais les communistes pour qui les premiers camps de concentration sont ouverts. Les violences antijuives commencent en mars 1933. Les protestations internationales donnent ensuite prétexte à un boycott des commerces juifs. Les intellectuels juifs rejoignent les intellectuels de gauche dans l’exil.
Immédiatement se pose le problème des réactions internationales. Les dirigeants juifs allemands, y compris les sionistes, implorent les responsables juifs de l’extérieur de ne pas se lancer dans des actions hostiles à l’Allemagne, qui ne pourraient qu’aggraver la situation des juifs allemands. L’attitude est identique de la part de la direction du Foyer national qui envoie un télégramme à la chancellerie du Reich pour affirmer qu’aucun organisme sioniste n’avait appelé à un boycottage commercial de l’Allemagne. Néanmoins ces appels n’empêchent pas de fortes manifestations de protestation dans le monde, souvent de la part des anciens combattants juifs, alors que le boycott des commerçants juifs en Allemagne semble avoir été rapidement un échec.
Il n’en reste pas moins que les juifs sont chassés de la fonction publique et des fonctions juridiques ainsi que d’un grand nombre de professions. Beaucoup ont l’illusion de croire que c’est une crise temporaire et que tout rentrera dans l’ordre rapidement. (...)
Les premières mesures antijuives provoquent une forte réaction internationale. La droite sioniste dite « révisionniste » milite particulièrement contre les actions des nazis tandis que les notables dans les pays occidentaux ne veulent pas créer de troubles. Ils espèrent une action diplomatique de leurs gouvernements.
Le mouvement de boycott des produits allemands vient plutôt de la « base ». Pour les nazis, il rappelle le terrible blocus de la première guerre mondiale et entre dans le cadre de leur vision complotiste d’une puissance juive mondiale. (...)
Il est certain que le mouvement de boycott lancé au printemps 1933 a eu un impact sur les exportations allemandes déjà atteintes par les dévaluations des compétiteurs et la baisse de la demande mondiale. Dans ce contexte, un homme d’affaires audacieux, Sam Cohen, propose dès mars 1933 un accord de transfert : les juifs qui voudraient émigrer en Palestine pourraient mettre sous séquestre leurs biens en Allemagne et recevoir en compensation la contrepartie en marchandises allemandes. On obtiendrait des visas dits « capitalistes » conditionnés à l’importation d’un capital d’au moins 1000 livres sterling. Après un certain nombre de péripéties, il est rejoint dans ce projet par des cadres de l’Agence juive. L’accord est finalisé en août 1933. Il est entendu que le mouvement sioniste mettra tout son poids pour mettre fin au boycott. C’est ce qui se passera dans les faits. (...)
Il y a incontestablement là une convergence d’intérêts entre le mouvement sioniste qui manque de capitaux et d’émigrants (l’ensemble est indissociable) et le nazisme qui veut une Allemagne vide de juifs. Cette dimension explique pourquoi l’accord de transfert fonctionnera pleinement jusqu’au début de la seconde guerre mondiale en septembre 1939. L’accord de troc sera élargi à l’ensemble de l’économie palestinienne, juive et arabe. L’Allemagne deviendra un importateur majeur d’agrumes palestiniens en échange des marchandises allemandes.
Il y aura ainsi durant toute cette période une relation de travail entre les sionistes et les nazis. Le sionisme sera le seul mouvement juif politique autorisé dans l’Allemagne nazie.(...)
Les tentatives d’accommodement du sionisme avec le nazisme étaient de même nature que celle de l’Église catholique, qui a conclu un concordat, et celles des politiques d’apaisement des démocraties. (...)
À un moment où une école pseudo-historique évoque les relations entre le nazisme et les nationalistes arabes, qui sont pratiquement nulles dans les années 1930, il est bon de rappeler que c’est le mouvement sioniste qui a une relation de travail avec les nazis, y compris les SS. Il ne s’agit pas d’assimiler l’un à l’autre, mais de remettre les uns et les autres dans leurs cadres historiques.