
Les États-Unis figurent parmi les cinq pays au monde qui autorisent la vente de plasma. 20 millions de « donneurs », appartenant généralement aux couches les plus pauvres de la population, en ont fait un moyen de compléter leurs revenus. Si ces « dons » permettent de sauver des vies, les abus des grands laboratoires qui contrôlent ce secteur ont transformé un acte à l’origine désintéressé en une exploitation du corps des plus défavorisés. Jusqu’à parfois mettre en danger leur santé… (...)
Aseptisées et froides, les cliniques de plasma ont un aspect peu chaleureux pour les donneurs. Assis pendant une heure, ces derniers attendent que leur sang soit pompé de leurs bras vers une centrifugeuse qui sépare le plasma des globules rouges. Une fois extrait, le plasma est mis en sac, étiqueté et congelé, tandis que les cellules sanguines restantes – désormais à température ambiante, donc plus froides qu’à leur départ – sont réinjectées dans le corps du donneur avec un liquide chimique qui empêche la coagulation. Les donneurs de plasma récupèrent alors leur sang, mais celui-ci est froid et artificiel. En outre, une forte odeur – mélange d’effluves de produits chimiques et de fer, très présent dans le sang – imprègne ces bâtiments. Bref, une atmosphère froide dans tous les sens du terme. (...)
Receuillir des données sur l’industrie du plasma, dirigée par des entreprises privées, ne fut pas simple. Au départ, la journaliste estimait le nombre de donneurs américains à quelques centaines de milliers. Mais en se basant sur le nombre d’unités de plasma vendues chaque année, elle a vite évalué ce chiffre à près de vingt millions de personnes par an. Il ne s’agit là que d’une des nombreuses révélations de cette industrie méconnue que McLaughlin dévoile dans son livre Blood Money : The Story of Life, Death, and Profit Inside America’s Blood Industry, paru cette année.
Une industrie mondialisée
Le don rémunéré de plasma, que l’on peut qualifier de vente, n’est autorisé que dans cinq pays dans le monde. Parmi eux, les États-Unis ont la politique la plus généreuse en ce qui concerne la fréquence des dons. L’Allemagne autorise par exemple à donner son plasma jusqu’à cinquante fois par an, avec des examens de santé intensifs toutes les quatre visites. Aux États-Unis, les gens peuvent donner leur plasma 104 fois par an et les compensations financières des cliniques les incitent à le faire aussi souvent que possible. (...)
En 2005, les USA comptaient environ 300 cliniques de plasma. Aujourd’hui, ce chiffre a presque triplé. Dès lors, il n’est pas surprenant que les États-Unis soient le plus grand exportateur de plasma humain, fournissant les deux tiers de l’approvisionnement mondial. (...)
Bénéficiant de médicaments très coûteux pour traiter sa maladie – 12.000 dollars par dose d’après son assurance – McLaughlin s’est demandé combien étaient payés les donneurs. La somme varie d’une clinique à l’autre, mais s’élève en moyenne à 40 dollars par visite, généralement versés sur une carte de débit prépayée. Afin d’attirer les nouveaux donneurs et de fidéliser leurs dons, ceux-ci sont mieux rémunérés lors des premiers dons puis selon leur fréquence. Mais au premier rendez-vous manqué, le prix d’achat retombe à son niveau le plus bas. Avec ce système « gamifié », en faisant un don deux fois par semaine ou en s’inscrivant pour bénéficier des promotions et bons de réduction, un donneur peut gagner de 800 à 1 200 $ chaque mois uniquement en vendant son plasma.
Cependant, pour obtenir cette somme, le donateur doit faire un calcul minutieux. Car, si le don est payé, le temps nécessaire pour se rendre à la clinique et celui de la récupération physique, lorsque la fatigue s’installe et qu’il n’est pas possible de travailler, ne l’est pas. Les donneurs doivent également bien s’hydrater et avoir une alimentation saine et riche en protéines avant de faire un don. A titre d’exemple, si leur niveau de protéines n’est pas à la hauteur, leur sang peut être refusé, sans compensation pour le temps perdu et les frais de transports. (...)
Altruisme et revenus
Parallèlement à ses entretiens et à son ethnographie, McLaughlin propose dans son livre des détours historiques, dressant ainsi un tableau plus large du don de sang et de plasma. (...)
Aux Etats-Unis, ce problème du sang contaminé n’existe pas : les progrès technologiques permettent de traiter le sang thermiquement pour éviter toute contamination. Mais l’appui sur des populations pauvres, comme en témoigne l’expansion rapide du réseau de cliniques dans les zones à faibles revenus, s’y retrouve également. Selon McLaughlin, « c’est une industrie qui exploite le manque de protection sociale aux Etats-Unis, pour mettre les fins de la médecine et du profit. »
Une partie de cette exploitation semble être liée à une tension inhérente entre altruisme et revenus dans ce secteur. Dès qu’ils franchissent la porte, les donneurs sont submergés d’images marketing d’adultes et d’enfants souriants, des étrangers sans visage qui bénéficient de médicaments salvateurs fabriqués à partir de leur plasma. (...)
La transaction monétaire autour du don de plasma « repose sur un mythe selon lequel la plupart des gens vendent leur plasma pour aider des gens comme moi, et non principalement pour l’argent qu’ils gagnent en le faisant », écrit McLaughlin. Mais son enquête confirme qu’il s’agit d’une supercherie : parmi la centaine de donneurs interrogés par McLaughlin, aucun ne donne de plasma par humanisme, tous le font car ils ont besoin d’argent. Certes, l’argent du don de plasma n’est pas suffisant pour constituer un revenu complet, du moins aux États-Unis, mais il permet de compléter un salaire, d’aider à payer son loyer ou à rembourser un prêt étudiant. Parfois, il permet aussi d’accéder aux petits luxes que les gens ne peuvent pas se permettre autrement, comme des vacances.
Les mexicains désargentés, cible de choix (...)
Considérer le don de plasma comme un travail peut choquer. Mais après tout, il ne s’agit que d’une des nombreuses façons légales, voire encouragées, de vendre des parties de son corps aux Etats-Unis. (...)
L’altruisme et le don non rémunéré paraissent un horizon encore plus lointain pour les Etats-Unis que la constitution d’une sorte de syndicat de donneurs. Pour McLaughlin, le don altruiste suppose que les besoins fondamentaux soient satisfaits, sinon les donneurs seront rares. Par pessimisme, McLaughlin ne pense pas qu’une protection sociale digne de ce nom émerge aux Etats-Unis et permette d’adopter le modèle français du don non rémunéré, raison pour laquelle elle plaide pour l’alliance des donneurs face aux laboratoires. Cela permettrait au moins de mieux préserver leur santé, dont sont peu soucieuses les entreprises pharmaceutiques, malgré tous les posters de patients radieux dont elles décorent leurs cliniques.