
Dans la course à la performance, le sommeil est devenu un temps mort que l’homme essaie de réduire au maximum. Entre applications, gadgets et smart drugs, l’homme moderne tente de se défaire du sommeil réparateur, au risque d’y perdre une part d’humanité.
(...) Des difficultés à vous réveiller du bon pied ce matin ? Ne soyez pas étonné, vous n’êtes qu’un simple être humain, machine composée de chair et d’os. Plus de 60 % des Français disent rencontrer au moins un trouble du sommeil, par exemple des difficultés pour s’endormir ou se rendormir, et 12 % sont sujets à des insomnies selon les derniers chiffres disponibles de l’Inpes. Cause de fatigue, le mauvais sommeil a aussi des effets directs sur votre corps : de nombreux insomniaques rencontrent ainsi des douleurs, des reflux gastro-œsophagiens, de l’asthme, le syndrome de jambes sans repos, des troubles prostatiques ou encore de fortes anxiétés.
Ces dysfonctionnements et votre manque de sommeil n’ont alors pas seulement un impact sur votre santé et votre bien-être, ils peuvent aussi vous rendre moins productifs. Arrêts maladie, accidents de travail, perte de productivité : le sommeil est devenu une affaire publique et industrielle. Pour dépasser les contraintes biologiques, certains se tournent vers des applications, d’autres préfèrent tester des drogues cognitives ou altérer leur rythme de sommeil. (...)
En attendant la nanotechnologie et les implants, ils nous promettent aujourd’hui un meilleur sommeil. En les utilisant, nous pourrions enfin être au maximum de nos capacités mentales. Mais les wearables peuvent avoir l’effet inverse de celui souhaité. Trop se préoccuper de son sommeil aurait un effet néfaste pour ceux qui ne présentent pas de troubles particulièrement sévères. Ainsi, Hugh Langley, journaliste à la revue spécialisée Wareable, s’est soumis à une étude personnelle pour tester l’effet des objets connectés sur son sommeil.
Son docteur l’avait averti : « Trop penser au sommeil peut avoir un impact non souhaité », et cela s’est avéré exact. Au-delà de l’effet anxiogène causé par l’afflux de données, des outils non adaptés au profil de l’utilisateur peuvent aussi dérégler le sommeil. Nos wearables peuvent nous réveiller trop tôt, nous empêchant de profiter pleinement de la phase de sommeil paradoxal. (...)
Ne pas dormir, encore mieux que juste bien dormir ? Nombreux sont les entrepreneurs à succès qui balaient leurs besoins biologiques de sommeil d’un revers de la main : Tim Cook, à la tête d’Apple, se lève à 3h45 du matin, Jean-Claude Biver, PDG de TAG Heuer est debout à 2h30, et Jack Dorsey, fondateur de Twitter se lève à 5h30 pour méditer et aller courir. Une mode, notamment introduite par Hal Elrod, qui promeut l’idée très bien marketée dans le bestseller The Miracle Morning, que l’on peut se contenter de 4h de sommeil par nuit.
Pour mieux vivre sa vie, il vous faudra vous réveiller chaque jour à 5h30, boire un grand verre d’eau citronnée, enchaîner un entraînement sportif inspiré d’un camp militaire, vous nourrir de fruits et de mueslis (un power breakfast) et partir enfin à la reconquête de votre temps personnel. Une façon de vous réaliser, d’être vous-même et de révéler le génie qui sommeillait tout ce temps en vous. Tout cela dans le but de faire fructifier votre capital professionnel, et de devenir riche. Pour le sociologue Nicolas Marquis, auteur de Du bien-être à la société du malaise. La société du développement personnel, on assiste aujourd’hui à une valorisation extrême de l’activité au détriment de la passivité. L’incitation à se lever aux aurores est alors le témoin d’un changement important au niveau sociétal. (...)
Pour gagner du temps, certains individus ont décidé de réorganiser leur sommeil. Les adeptes du sommeil polyphasique dorment 30 minutes, six fois par jour. Et c’est tout. Ils réduisent ainsi leur temps de sommeil à 3h par jour. Sur une semaine, cela représente facilement 50 heures de temps gagné. Selon les adeptes du sommeil polyphasique, ce dernier serait plus sain et plus restauratif, éliminerait les insomnies, et rendrait plus intelligent et plus créatif.
En effet, la pratique régulière permettrait d’atteindre un état entre le rêve et la réalité : l’hypnagogie, source de connexions cérébrales inhabituelles et inattendues. L’artiste surréaliste Salvador Dali désignait même cet état entre deux de « sommeil avec une clé ». Mais le sommeil polyphasique, adopté d’abord par les navigateurs et militaires pour des raisons de survie, puis par les inventeurs et les créatifs, nécessite avant tout une discipline de fer. (...)
En France l’usage des smart-drugs est moins répandu qu’aux États-Unis, mais selon Jean-Claude Delgènes, directeur général du cabinet Technologia, 20 % à 25 % de jeunes diplômés auraient recours à des psychotropes, somnifères ou tranquillisants. Si le phénomène tient pour l’instant du libre arbitre, il se pourrait bien que lorsque, autour de soi, tout le monde pratique l’amélioration cognitive, la coercition sociale soit trop forte. Dans une société animée par la performance, s’il devenait courant que chacun soit hautement performant, plus intelligent, plus concentré, plus réveillé, vous ne souhaiteriez pas être le seul sans sa pilule, n’est-ce pas ?
Selon Nicole Vincent, philosophe à l’Université de Géorgie, nous faisons en réalité face à un grand danger, celui où l’amélioration cognitive est le nouvel état normal. (...)
Mais la généralisation de ces moyens d’améliorer nos performances cognitives ne pose-t-elle pas des problèmes éthiques ?
Qu’il s’agisse de sommeil ou de performance à l’éveil, la tendance semble aller de plus en plus vers la robotisation. Nous modifions notre conscience en jouant avec notre temps de repos et notre temps d’éveil. Face à la machine, c’est pourtant bien la seule chose qui nous reste. (...)