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Tout le monde parle de la guerre d’Algérie. Mais avant, comment s’est passée la conquête ? Dans le désordre et la violence, ce que l’on ne raconte presque jamais.
/Jean-Michel Apathie
Article mis en ligne le 21 mars 2022
dernière modification le 20 mars 2022

Que faire de la conquête d’Alger ? La France hésite dix ans, elle massacre tout de suite

Depuis le 5 juillet 1830, Alger est occupée par la France. Mais Alger n’est pas française. Le sera-t-elle un jour ?

Ce n’est pas une question que se pose la France cette année là. En vérité, elle se moque d’Alger. Elle ne sait même pas pourquoi trente mille de ses militaires - chiffre énorme - s’y trouvent. Ses problèmes, en cet été 1830, sont à Paris. Ils sont immenses. Ils exigent des réponses urgentes.

Résumé de l’épisode précédent. Charles X n’a pas résisté aux barricades populaires, il est parti en courant. Que faire, là, tout de suite pour le remplacer ? Les Républicains sont en embuscade. Ils ne sont pas nombreux mais ils sont décidés. Ils partagent la lassitude des Français, confrontés à ces rois qui pensent que le pays est leur propriété. L’opinion leur paraît est mûre pour tenter l’aventure. Mais avec qui ? Les personnalités qui poussent cette solution sont faibles, démunies de charisme, inconnues des citoyens. Passez votre tour messieurs, la prochaine fois peut-être.

D’autres politiciens, plus habiles, proposent une solution alternative. Il s’agit de la royauté, encore, même si les gens en ont marre. Le secret, c’est que cette nouvelle restauration seraient mâtinée de démocratie, qu’elle s’inspirerait pour partie des acquis de la Révolution dont le souvenir proche réchauffe les cœurs. Et eux ont l’homme de la situation. (...)

Est-il besoin de le préciser ? Dans la hiérarchie des urgences de Louis-Philippe, et dans celles de ses priorités, Alger n’apparaît nulle part. A ce moment précis où la France découvre la tête qui va la diriger, la question de l’avenir de musulmans inconnus de tous n’intéresse personne.

À Alger, justement, les Français approchent du chaos. Courant juillet, pour le féliciter de sa victoire, Charles X a accordé le bâton de maréchal à Bourmont qui en rêvait. Celui ci pense l’étrenner en allant voir ce qui se passe au delà des murailles. Certains des officiers qui l’entourent lui suggèrent que l’idée est mauvaise. Les sauvages qui habitent ces contrées ont des attitudes peu engageantes. Bourmont s’en moque. Qu’ils y viennent, ils tâteront du bâton.

Le 22 juillet 1830, 1500 militaires partent en convoi. Le maréchal est à leur tête. Objectif : Blida, une ville distante de cinquante kms. La promenade est agréable. Les Français découvrent un pays où les espaces secs et désolés alternent avec des terres cultivées. Les habitants de Blida les accueillent le soir en leur proposant des fruits et des boissons. Le lendemain, en revanche, la situation dégénère. Des hommes venus des villages voisins attaquent les soldats. La bataille est difficile. L’escouade tricolore s’échappe. Elle est poursuivie par des Arabes en fureur jusque sous les murailles d’Alger. Des morts, des blessés, cette bataille de Blida marque les esprits des combattants locaux. Les envahisseurs sont vulnérables, alors que la rumeur les disait imbattables.

Très vite, Louis-Auguste de Bourmont connaît d’autres problèmes. La nouvelle parvient à Alger le 9 août que Charles X a plié bagage. Elle est bien bonne celle là ! Et qui le remplace ? Le duc d’Orléans. Quelle surprise ! Et le dit duc, devenu roi, fait savoir au maréchal qu’il faut amener le drapeau blanc et le remplacer par la bannière tricolore. Bourmont renâcle : les jean-foutres, ce n’est pas son truc.

Le maréchal convoque les officiers. Il propose de résister au nouveau pouvoir et pourquoi pas, de lancer une opération de reconquête depuis Alger. C’est, en gros, le discours que tiendront les militaires, dans cette même ville d’Alger, en mai 1958. (...)

Sans tout comprendre, les Arabes regardent ce cinéma français les yeux écarquillés. Ils ne connaissent pas la richesse de notre vie politique. Ils en tirent d’ailleurs une conclusion erronée. De tels désordres leur paraissent annonciateurs du départ proche des occupants. Ils apprendront, avec le temps, qu’en France, ce qui brinquebale marche quand même. (...)

Bertrand Clauzel est général, formé à la dure, comme ses copains. C’est un Ariègeois de 58 ans. Il a une grosse tête, un gros nez, une grosse voix qui intimide (...)
Le général arrive à Alger le 3 septembre1830. Le moral de la troupe est bas. Depuis la sortie malheureuse de Blida, les sorties sont limitées. Dans la ville et autour de la ville, les soldats, à la fois inquiets et revanchards, commencent à se conduire comme des soudards. (...)

Bourmont a mené les militaires français vers le désastre. Clauzel, qui pense avoir pris la mesure des difficultés, veut effacer l’affront. Il programme une sortie avec dix mille hommes, du matériel et du ravitaillement. Le but qu’il propose est le suivant : se rendre à Médéa, distante d’une centaine de kms, pour destituer le chef, trop turbulent, et le remplacer par un fantoche qu’il a sous la main. Au passage, il passera par Blida, qui se trouve sur la route de Médéa, pour rappeler aux habitants les patrons, ce sont les Français.

La troupe quitte les murs protecteurs d’Alger le 17 novembre 1830. A part quelques escarmouches, elle arrive sans encombre à Blida, à cinquante kilomètres de là, le lendemain en fin de matinée. D’un coup, l’ennemi, enfin les musulmans qui sont chez eux, arrive de partout. Le général Clauzel dirige lui même la manœuvre défense. Il ordonne de tout détruire autour de la ville, les vergers et les cultures, et dans la ville même, de mettre le feu aux habitations, de ravager tout ce qui peut l’être pour semer l’effroi et impressionner l’adversaire. Le combat est sans pitié. Puisque les femmes, les enfants, les hommes non combattants ont fui la ville, ceux qui restent sont éliminés sans pitié. Le capitaine Edmond Pélissier de Raynaud, dont les « Annales algériennes » ont été cité dans le chapitre précédent, est présent au plus chaud de ce combat :

« En ville on fusillait, presque sous les yeux du général en chef, tout ce qui était pris les armes à la main. Cette boucherie, présidée par le grand prévôt, dura si longtemps qu’à la fin, les soldats ne s’y prêtaient plus qu’avec une répugnance visible »

Ce ne sont plus des actes de guerre qui sont exécutés par une grande armée. C’est une boucherie exercée sur des êtres humains par des soldats en surnombre et suréquipés par rapport à ceux qui les attaquent.

Quand la bataille se termine, ceux qui ont quitté la cité, et qui se sont terrés dans des rocailles proches, sont invités à revenir. L’armée française leur assure qu’aucun mal ne leur sera fait. On imagine l’effroi de ces gens là, leur dénuement aussi après les destructions. Ont-ils le choix ? (...)

« Blida était encombrée de cadavres, dont des vieillards, des femmes, des enfants autochtones et des Juifs, des gens tout à fait inoffensifs. Très peu paraissaient avoir appartenu à des gens qui eussent eu la volonté ou le pouvoir de se défendre. Après un si grand carnage, on ne trouva point d’armes sur les vaincus. »

Ceci constitue le premier massacre de masse de musulmans innocents par l’armée française. Les estimations évoquent 800 personnes assassinées, mais il s’agit là d’une évaluation fragile. (...)

Ce massacre choque les contemporains qui en ont connaissance. Des rumeurs circulent. Certains députés questionnent le ministre de la Guerre à leur sujet. Bien sûr, l’armée défend les siens et enfin le manteau du patriotisme recouvre le tout. Le cri des victimes en est assourdi, jusqu’au silence.

Ce récit a pu paraître long. Il est nécessaire car le massacre de Blida hante la mémoire des Algériens du XXIème siècle. (...)

Une autre histoire, une autre violence.

Avril 1832. Le général Savary, duc de Rovigo, a remplacé Clauzel à la tête de l’armée d’Afrique. L’homme porte en lui une violence connue de tout le monde militaire. On peut le décrire, au vu de son passé, comme un assassin que protège l’uniforme. L’avoir nommé à ce poste constitue une erreur manifeste dont personne, à Paris, n’a été tenu pour responsable.

Saisi de la plainte d’une tribu alliée, à laquelle des biens auraient été dérobés, Rovigo décide de frapper un grand coup. Sans mener d’enquête, sans posséder de preuves, se fiant uniquement aux rumeurs et à des vraisemblances, il ordonne à un détachement de soldats de châtier ceux qu’il tient pour coupables du vol : la tribu des Ouffia. Celle ci vit sous des tentes, dans la banlieue d’Alger, au lieu dit « Maison carrée ». (...)

« Tout ce qui vivait fut voué à la mort. Tout ce qui pouvait être pris fut enlevé. On ne fit aucune distinction d’âge ni de sexe. Cependant, l’humanité d’un petit nombre d’officiers sauva quelques hommes et quelques enfants. »

La dernière phrase est importante. Elle confirme la transgression des lois de la guerre, l’assassinat d’innocents qui ne menacent pas les militaires. Elle dit aussi le désaccord, et c’est essentiel, des divergences au sein de l’armée sur les méthodes employés. Cela établit le caractère anormal, pour l’époque, de tels agissements.

Dans cette affaire des Ouffia, une cruauté supplémentaire se produit. Le chef de la tribu décimée est capturé vivant. Il s’appelle El-Rabbia. Amené à Alger, il comparaît devant Rovigo, décidé à faire un exemple. Souhaitant le faire juger, il le met en prison. Coup de théâtre pendant sa détention : la tribu qui s’était plainte du vol vient de trouver les vrais coupables. Ils n’ont aucun lien avec la tribu des Ouffia. Que faire ? Relâcher El-Rabbia ? Impossible. Ce serait admettre l’innocence de ceux qui ont été massacrés. Les militaires inventent donc des charges fantaisistes contre El-Rabbia. Le conseil militaire devant lequel il est traduit le condamne à mort. Sa tête coupée est montrée sur la place publique pour impressionner les autochtones.

Cette injustice traverse le siècle. Les bouches l’ont rapporté aux oreilles durant des décennies. Elle se retrouve en tête d’un chapitre du livre que Ferath Abbas, un leader nationaliste, publie en 1931, « Le jeune algérien ».

Voilà ce qui cimente dès les premiers temps la haine profonde que les Algériens éprouvent pour les Français : la violence, l’impunité, l’injustice. Voilà ce qui fabriquera la guerre, des décennies plus tard. Voilà ce qui pèse sur nos inconscients et nous dérange encore.

(...)

À SUIVRE : Algérie : trente ans de conquête (1841-1871), trente ans de massacres.