
(...) L’ordre colonial moins la culpabilité
Selon Grégory Pierrot, professeur à l’université du Connecticut-Stamford et auteur de The Black Avenger in Atlantic Culture, il s’agit, dès la fin du XVIIIe siècle et sous la Ière République, de récupérer les héros de la lutte anticoloniale dans le giron des Lumières afin de les présenter comme une anomalie parmi les Afro-descendant·es.
Dans la lignée de cette assimilation politique, qui s’opère au moment même où Louverture, piégé et capturé par les troupes napoléoniennes, finit sa vie au fort de Joux, dans le Doubs, le romantisme français s’empare de sa figure pour l’instrumentaliser sur l’échiquier politique hexagonal.
C’est d’abord Chateaubriand, jamais avare en matière d’anti-bonapartisme, qui voit en « Toussaint, traîtreusement enlevé », « le Napoléon noir, imité et tué par le Napoléon blanc ».
(...) C’est ensuite Lamartine, qui publie peu après la seconde abolition de 1848 un drame intitulé Toussaint Louverture, dont l’avant-propos exécute bien des contorsions pour expliquer, en verbiage abolitionniste quelque peu gêné aux entournures et n’ayant pas oublié d’être pragmatique, qu’il sera très difficile aux Noir·es de vivre libres dans un ordre blanc que l’auteur n’imagine pas un instant remettre en cause (...)
Abolir l’esclavage ? Oui, à condition que la propriété des terres reste aux colons. Lamartine, bon catholique, accepte l’abolitionnisme comme une nécessité morale sans en tirer les conséquences économiques et politiques que Marx analysera –sans remettre en cause l’esclavage comme fondement de la société capitaliste occidentale. Des réparations ? Quelle bonne idée : mais pour les colons, pas pour les esclaves !
Le raisonnement est d’une perversité admirable : supprimer la culpabilité de l’esclavage en préservant l’ordre colonial et une force de travail gratuite, désormais subventionnée aux frais de la République. (...)
Figure anti-napoléonienne chez un Chateaubriand gardant ses distances, soldat du dieu chrétien chez un Lamartine ventriloque, Toussaint n’existe pas pour lui-même dans les lettres françaises : il est la projection d’un ordre blanc qui simule son autocritique pour ne pas procéder à l’examen historique qui permettrait d’établir une égalité réelle entre colons et colonisé·es.
Sylvie Chalaye, historienne du théâtre et professeure à Paris 3, résume cette assimilation dans un article de 2005, « Toussaint Louverture : du héros historique au héros tragique » : « Héros de l’indépendance haïtienne, Toussaint Louverture est loin d’être une figure historique qui n’appartiendrait qu’à l’histoire du monde noir. Il est, lui aussi, un fils de la Révolution française, comme le définit Pierre Pluchon. »
Édouard Glissant, auteur de la pièce Monsieur Toussaint en 1961, pose le débat ainsi : « Toussaint Louverture a vécu l’une des premières tragédies politiques du monde moderne. Pour l’une des premières fois en effet, une des sensibilités et une pensée engendrées dans le monde colonial s’opposent et s’accordent en même temps aux idées secrétées par l’Occident. La naissance tourmentée de la dimension identitaire en Haïti ne pouvait que s’appuyer sur les grandes revendications des Lumières, la liberté, l’égalité, mais elle ne pouvait que s’opposer aussi à ce que ces revendications supposaient d’universel, c’est-à-dire de puissance généralisante qui érode le particulier. Toussaint Louverture a vécu cette contradiction, au plus haut niveau du sublime et de l’accomplissement d’une destinée tragique. […] La grandeur et la modernité de Toussaint tiennent à ce qu’il a lui-même compris et accepté, après une vie de combats, de victoires et de gouvernement des choses, la contradiction qui était en lui. »
Du point de vue historique, cependant, l’eurocentrisme qui imprègne notre vision du personnage est aussi arbitraire qu’absurde. Qu’est-ce que son prolongement jusqu’à aujourd’hui dit des biais par lesquels nous appréhendons les récits de l’esclavage et les personnages qui les traversent ? Pourquoi l’Esclave, pour devenir une figure universelle, familière, héroïque, doit-il échapper à cette multiplicité et finit-il par être blanc, du moins construit dans une analogie à un personnage blanc ?
Une impasse de l’histoire
Au whitewashing descriptif et narratif de Louverture correspond en fait une vision lacunaire de notre histoire coloniale, focalisée sur l’Hexagone et sur les enjeux européens. Cette focalisation remplit deux fonctions dans la fabrication du roman national : tenir le racisme à distance (le racisme made in France n’existe pas, il est nécessairement une importation) ; occulter les épisodes peu glorieux ne cadrant pas avec le récit officiel.
Parmi ces pages manquantes de la chanson de geste napoléonienne, dont le bicentenaire de l’an prochain nous rappellera à coup sûr la grandeur épique jusque dans ses défaites (retraite de Russie, Waterloo), deux sont loin d’être anecdotiques et méritent d’être (re)découvertes : le rétablissement de l’esclavage aux Antilles (1802) et la défaite de Vertières (1803). (...)
La loi du 20 mai 1802, indissociable comme événement historique de la capitulation et de l’assignation à résidence de Toussaint Louverture deux semaines plus tôt, est souvent passée sous silence, ce qui évite de se demander pourquoi la France est le seul pays à avoir eu besoin de deux abolitions (1794 et 1848) pour en finir avec l’esclavage. (...)
La tentative de ré-asservissement, avortée à Saint-Domingue mais poursuivie jusqu’en 1848 dans les autres colonies antillaises, entraînera de nombreux massacres d’esclaves et atrocités. Quel·le lycéen·ne de l’Hexagone les connaît ? Combien de manuels scolaires les enseignent ? Et quel pourcentage de métropolitain·es savent que le peuple haïtien, comme plus tard le peuple martiniquais, a aboli lui-même l’esclavage sans attendre que le pouvoir colonial daigne lui rendre sa liberté ? La chose est peu connue, à en juger par l’incompréhension hexagonale devant le déboulonnage récent des statues de l’abolitionniste Schoelcher à Fort-de-France et Cayenne. (...)
Compte tenu de l’effacement historique dont son personnage fait l’objet, tantôt refoulé, tantôt blanchi, faut-il s’étonner que par un sidérant lapsus de l’espace urbain la seule voie publique qui porte son nom à Bordeaux, ancien port négrier, soit une impasse ? (...)
« Je m’appelle Toussaint Louverture. Mon nom est peut-être parvenu jusqu’à vous. J’ai entrepris la vengeance de ma race », écrit le prisonnier du fort de Joux. Il nous appartient d’entendre son cri longtemps étouffé par rejet de la repentance. Nous ne sommes pas coupables des crimes de nos ancêtres. Mais, en fermant les yeux et les oreilles sur l’histoire de l’esclavage, nous devenons les agents de l’ignorance dans laquelle elle finira par se dissoudre.