L’économiste Thomas Piketty, qui publie une somme sur les régimes d’inégalités dans le monde*, revient ici sur l’aspect profondément « décalé » de la politique du gouvernement Macron et analyse les difficultés des forces de gauche à affronter cette période de fortes mobilisations sociales.
Avec les 2,5 millions d’exemplaires vendus à travers le monde de son précédent ouvrage, Le Capital au XXIe siècle (1), traduit en quarante langues, Thomas Piketty se voit parfois qualifié de « rock star de l’économie ». (...)
Ce livre traitait (déjà) de l’évolution de la structure des inégalités au fil de l’histoire. Avec celui qu’il publie aujourd’hui (de plus de 1 200 pages), l’économiste a souhaité élargir son propos à l’échelle de la planète en s’intéressant aux discours dominants, selon les époques et dans chaque société, qui permettent de justifier les inégalités de la société en question.
À chaque type d’accumulation de capitaux, à chaque moment historique sa propre idéologie, soit un « ensemble d’idées et de discours a priori plausibles visant à décrire comment devrait se structurer la société ». (...)
Au-delà de la richesse de cet ouvrage, nous avons interrogé Thomas Piketty sur l’actuelle mobilisation contre le projet de modification du système français de retraites. Un projet proposé par Emmanuel Macron en vertu, selon l’économiste, d’idées « décalées » résultant de « ce qu’il a appris à l’ENA il y a vingt ans ». Soit, pour Piketty, « une énorme arnaque »…
Quel regard portez-vous sur le mouvement contre la réforme des retraites ?
Thomas Piketty : D’abord, il n’y a pas suffisamment de mobilisation. Le gouvernement a visiblement réussi à isoler le secteur public du secteur privé avec le timing de ses annonces. À mon avis, cela peut changer quand les gens verront comment marchent le compte de points et la fixation de la valeur du point et quand ils comprendront les dangers de cette réforme. Le mouvement peut s’installer dans la durée et repartir au printemps.
Ensuite, je pense que le mouvement social et l’opposition à cette réforme seraient plus forts s’ils s’appuyaient sur un projet alternatif. Ils devraient travailler à une proposition commune .(...)
une autre philosophie que celle qui conduit au calcul des droits en points, qui ressemble à une énorme arnaque. Quand on voit ce qui s’est passé depuis dix ans avec le point dans la fonction publique, cela n’inspire pas tellement confiance.
Je pense aussi qu’il faut sortir de la vision contributive et de l’idée selon laquelle chaque niveau de salaire cotise pour sa retraite. J’ai mis du temps à ajuster mes vues, tellement nous sommes habitués en France à penser comme cela. Mais je pense là encore que c’est une arnaque parce qu’il y a une inégalité des espérances de vie qui fait qu’un système prétendument contributif aboutit en réalité à ce que les ouvriers cotisent pour les cadres.
Et l’idée selon laquelle il est légitime de reproduire jusqu’à la fin de la vie des personnes les inégalités abyssales connues pendant leur période active est une vision extrêmement douteuse de la justice. (...)