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Libération
"Shoah et Rwanda, des références communes"
Article mis en ligne le 6 avril 2014

Vingt ans après le génocide, l’historien Jean-Pierre Chrétien analyse la logique qui a conduit au projet d’extermination des Tutsis.

Près d’un million de morts en seulement cent jours : le génocide de la minorité tutsie, qui s’est déroulé au Rwanda il y a exactement vingt ans, constitue la plus fulgurante tentative d’extermination de l’Histoire contemporaine. Pourquoi cet événement reste-t-il si mal connu, et si peu reconnu ? C’est une des interrogations à laquelle tente de répondre l’historien Jean-Pierre Chrétien dans son dernier livre, Rwanda, Racisme et Génocide, l’idéologie hamitique (1). (...)

Au fond, l’Histoire se répète, et l’historien ne manque pas de souligner les parallèles troublants entre l’antisémitisme en Europe qui a conduit à la Shoah et ce qui s’est passé en 1994 dans ce petit pays au cœur de l’Afrique. (...)
La reconnaissance d’un génocide par la communauté internationale [comme c’est le cas au Rwanda, ndlr] ne relève pas du nombre de morts mais d’un projet, d’une logique d’extermination qui s’inscrit dans la durée. Or dans le cas rwandais, l’idéologie raciste qui va s’imposer trouve aussi des racines en Europe. Nous retrouvons les mêmes références, les mêmes auteurs qui sont à l’origine de la Shoah en Europe. Les théories de Gobineauont ainsi influencé les colonisateurs du Rwanda. Les Occidentaux du XIXe siècle avaient une grille de lecture du monde racialisée. (...)
Dans les fantasmes occidentaux qui s’exportent en Afrique, les Hamites représenteraient ainsi une « race supérieure ». En découvrant un royaume très organisé, une société hiérarchisée et sophistiquée, croyant en un Dieu unique, chose rare en Afrique, les premiers Blancs qui arrivent au Rwanda ne peuvent concevoir qu’il s’agit d’une réalité africaine. Ils vont créer le mythe du Tutsi hamite venu d’ailleurs. En réalité, cette vision racialisée s’est imposée dans toute l’Afrique. Il fallait classer, étiqueter. Et théoriser cette vision de l’Afrique. L’anthropologue britannique Charles Gabriel Seligman par exemple, va développer l’idée dans les Races en Afrique [publié en 1930, ndlr], que les prétendus Hamites ont diffusé leurs savoirs et une organisation politique avancée sur le continent. Donc il existe un « vrai nègre » et un « faux nègre ». Le vrai nègre correspond aux préjugés racistes utilisés pour justifier la traite. (...)

le mot ethnie est assez récent, il a remplacé les termes « race » ou « tribu » dans les années 1970. Ainsi le clivage social au sein d’une population qui partageait la même langue, la même culture et une même histoire, est transformé en une séparation étanche entre deux pseudo-peuples. Les outils intellectuels de ce clivage sont artificiels et anciens. (...)

Les missionnaires ont joué un grand rôle dans la construction de ces préjugés. Ils vont aller jusqu’à expliquer que les Hamites sont les héritiers d’un peuple qui s’est enfui lors de la chute de la tour de Babel. Ils auraient ainsi appartenu à une civilisation supérieure mais auraient été punis pour leur arrogance. C’est le reflet d’une idéologie car, dans le même temps, les manuels des missionnaires s’emploient à soutenir l’idée d’une civilisation urbaine qui pervertit. Du coup, même si les Tutsis sont considérés comme supérieurs et plus intelligents, et donc favorisés au départ par le colonisateur, ce dernier insinue dès le départ qu’ils ont des mœurs suspectes en contraste avec la simplicité des Hutus. (...)

Comme le dit très bien le journaliste Jean Hatzfeld [ancien de Libération], les Tutsis n’ont rien à voir avec les Juifs, mais se retrouvent dans une situation similaire. De l’antisémitisme à l’antitutsisme, on retrouve des pistes communes. Il y a aussi un effet miroir entre l’idéologie raciste des années 1930 en Europe (Aryens contre Sémites) et cette construction raciale transposée au Rwanda (Hutus contre Tutsis)… Ce sont des idéologies complexes, avec fantasmes et retournements identitaires multiples. Le colonisateur ne maîtrise pas tout. Les sociétés colonisées instrumentalisent elles-mêmes à leur façon certaines idées occidentales que les colons ont voulu leur appliquer. (...)
Au début des années 90, le seul espoir pour le Rwanda, alors en pleine crise, aurait été une véritable révolution sociale, mais le génocide a tout bloqué. Le racisme comme le nazisme permet de rester au pouvoir sans remettre en cause ni le capitalisme ni aucun fonctionnement économique ou social injuste. La dimension sociale reste primordiale, c’est ce qui a permis de légitimer la vision raciale. C’est ainsi que la lutte des races supplantera la lutte des classes…(...)

Les thèses des historiens du XIXe siècle vont justifier l’inéluctabilité du génocide sur fond d’une désespérance sociale et économique qui place la société rwandaise dans l’impasse.

Pourquoi parle-t-on encore de « massacres interethniques » à propos du Rwanda, de « conflit entre Hutus et Tutsis » ?
C’est une vision héritée de l’époque coloniale qui nous empêche d’analyser vraiment les contextes politique et idéologique de l’Afrique contemporaine. La politique étrangère consiste encore trop souvent à « gérer » des ethnies. (...)

Il a fallu une condamnation claire du nazisme avant une réconciliation avec les Allemands. Et il faudra une condamnation claire du projet génocidaire rwandais avant que les victimes et les familles des victimes pardonnent. (...)

Officiellement on ne parle plus ni de Hutus ni de Tutsis au Rwanda, même si bien sûr tout le monde y pense. Tout le monde a compris que le discours ethnique était mensonger, pourtant il reste toujours quelques extrémistes pour en jouer. Et puis les guerres au Congo sont des prolongements du génocide, puisque les génocidaires rwandais qui s’y sont réfugiés ont exporté la haine contre les Tutsis, qui sont également nombreux dans la région frontalière avec le Rwanda. C’est un cercle vicieux. (...)

Le travail du Tribunal international sur le Rwanda, basé à Arusha en Tanzanie, est incontestable, mais ce n’est rien à côté du retentissement du procès de Nuremberg. Il faut que le travail de la justice rencontre l’opinion. Si la justice ne trouve pas de relais dans les médias, il y a peu de chances pour qu’un procès ait des vertus pédagogiques. En ce qui concerne la France, puisqu’un procès vient de se tenir à Paris, la pédagogie n’est possible que lorsque l’on se dégage non seulement des lectures ethniques mais aussi des débats franco-français : la responsabilité française ne doit pas être l’unique objet du débat, cela ne fait que braquer un peu plus l’opinion. Les Africains existent et agissent par eux-mêmes. Ce ne sont pas des pions qu’on instrumentalise.