
Emouvant quand il meurt dans un naufrage, inquiétant lorsqu’il perturbe l’ordre public, l’étranger dope toujours l’Audimat. En France comme aux Etats-Unis, le traitement de l’immigration se focalise de plus en plus sur les questions humanitaires et de sécurité, en épousant en général les exigences du calendrier politique.
« On a tendance à ne parler des immigrés que sous l’angle du fait divers ou du misérabilisme, à ne les voir que comme des agresseurs ou des victimes (1) », observait en 1988 Robert Solé, journaliste au Monde. Vingt-sept ans plus tard, la remarque n’a rien perdu de sa pertinence. Et sa validité dépasse largement les frontières françaises.
L’immigration occupe une place de plus en plus centrale dans le débat politique ; elle est une question sociale majeure. Selon le Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR), trois mille quatre cents migrants ont péri en tentant de traverser la mer Méditerranée pour rejoindre l’Europe en 2014. En France, où la part des étrangers ne dépasse pas 6 % de la population totale, le Front national (FN) joue sur la peur de l’invasion pour gagner du terrain dans les scrutins locaux ou nationaux. Aux Etats-Unis, plus de soixante mille enfants non accompagnés ont été arrêtés à la frontière avec le Mexique en 2014 alors qu’ils fuyaient la violence des gangs d’Amérique centrale ou projetaient de tenter leur chance au Nord. La principale réponse du président Barack Obama a été de renforcer les contrôles frontaliers, preuve supplémentaire que son désaccord avec les républicains sur ce dossier n’est pas si profond. Commentant sa décision, les médias se sont concentrés sur les souffrances humaines et sur la répression policière, sans véritablement s’interroger sur les causes de l’immigration. Or ce phénomène nécessite plus que jamais un large débat public, susceptible de déboucher sur une politique adaptée. Il importe donc de savoir quels sont les angles morts dans la façon dont on le traite. Pour cela, nous avons mené une analyse systématique de vingt-deux des principaux médias français et américains, en tentant de distinguer les divers angles d’approche (...)
Délaissant les questions de l’économie et du racisme, les médias américains et français se focalisent de plus en plus sur le thème de l’ordre public et de la sécurité d’une part (au cours de la décennie 2000, 62 % des reportages aux Etats-Unis et 45 % en France) et sur l’aspect « humanitaire » d’autre part (pour la même période, 64 % aux Etats-Unis et 73 % en France). Spectaculaires, simples et très visuels, ces deux cadrages présentent l’avantage de s’accorder avec le discours des associations et des organismes d’Etat hostiles ou favorables aux immigrés. Ils satisfont une double exigence commerciale et politique.
Vilipender l’immigration clandestine constitue, pour un journal ou une chaîne de télévision, une formule commerciale gagnante, car, comme l’écrit le sociologue Todd Gitlin, « l’archétype de l’histoire médiatique est une histoire de crime (6) ». Le thème de l’ordre public se passe d’explications et peut se traiter à coups d’images-chocs (...)
En France, la thématique de l’ordre public émerge au début des années 1980, en lien avec le discours sur la « crise des banlieues », puis culmine au début de la décennie 1990, quand elle est reprise par les deux principaux partis politiques. En 1991, la première ministre socialiste Edith Cresson parlait par exemple d’affréter des avions pour déporter les clandestins. A partir des années 2000, à mesure que les gouvernements successifs se recentrent sur l’intégration et la cohésion nationale, les occurrences du thème sécuritaire se raréfient. (...)
Un appétit d’histoires poignantes
L’approche humanitaire s’est quant à elle progressivement généralisée des deux côtés de l’Atlantique, où elle est défendue par de nombreuses associations : France terre d’asile, la Cimade, la Ligue des droits de l’homme ou encore Amnesty International en France ; La Raza, le Maldef, l’Immigrants’ Rights Project de l’American Civil Liberties Union (ACLU) ou le National Immigration Forum aux Etats-Unis. Tandis que les associations françaises vivent principalement de subventions publiques et des cotisations de leurs adhérents, leurs homologues américaines sont financées par une alliance hétéroclite réunissant de petits donateurs attachés aux droits humains, l’Eglise catholique et de puissantes fondations (Ford, Carnegie, MacArthur), ainsi que des banques, des entreprises de construction et diverses multinationales qui ont tout intérêt à préserver une source de main-d’œuvre à bas coût.
Tout comme le thème de l’ordre public, l’approche humanitaire permet de capter l’audience. Aux Etats-Unis, elle correspond bien à l’écriture narrative et personnalisée qui fait florès dans les médias. Bien utilisé, ce style peut restituer de façon efficace l’expérience des migrants et sensibiliser les lecteurs-spectateurs à des milieux sociaux qui leur sont inconnus. (...)
Au-delà des difficultés des immigrés, le journalisme devrait pourtant analyser la façon dont l’organisation économique mondiale ainsi que la politique étrangère, commerciale et sociale de pays occidentaux comme les Etats-Unis et la France favorisent l’émigration des pays du Sud vers ceux du Nord. Car, comme le sociologue franco-algérien Abdelmalek Sayad aimait le rappeler, l’immigration est d’abord une émigration.
En ce qui concerne les Etats-Unis, plus de deux cent cinquante mille personnes ont péri lors de conflits au Guatemala, au Salvador et au Nicaragua, tuées essentiellement par des escadrons de la mort et des forces militaires entraînées, soutenues et armées par les Etats-Unis. En 1980, ceux-ci comptaient moins de cent mille immigrés originaires du Salvador ; dix ans de guerres et de troubles plus tard, ce chiffre atteignait cinq cent mille. Il dépasse aujourd’hui le million.
La politique commerciale de Washington a elle aussi contribué à cette émigration de masse. Loin d’améliorer les conditions de vie et d’emploi des travailleurs mexicains, l’Accord de libre-échange nord-américain (Alena) signé en 1993 a contribué à aggraver la pauvreté et l’insécurité, poussant de nombreux habitants, en particulier ceux des zones rurales, à franchir la frontière.
Les entreprises américaines ont préparé le terrain pour les accueillir. Les secteurs de l’industrie et des services ont adapté leurs conditions de travail afin de leur proposer des emplois « flexibles », avec une faible rémunération et peu d’avantages. (...)
Le même raisonnement pourrait être tenu au sujet de la France, bien que l’attrait du travail y soit moins important du fait d’une législation plus stricte. De nombreux migrants venus du Maghreb ou d’Afrique subsaharienne ont également dû quitter leur pays à cause de difficultés économiques ou politiques liées aux rapports inégalitaires que la France entretient avec ses anciennes colonies. « Le malaise profond de l’Afrique accentue l’exode massif, que n’arrêtera aucun mur, même s’il touche le ciel, explique Arsène Bolouvi, chercheur togolais à Amnesty International. Les manigances des multinationales, les ventes d’armes, le contrôle des ressources, les gouvernements autoritaires soutenus par la France : tout pousse les gens à fuir au péril de leur vie, chassés par la faim et par la guerre (8). »
La complexité des causes internationales des migrations compromet toutefois leur traitement sous forme de mélodrame personnel. Y faire référence implique par ailleurs d’ouvrir un débat idéologique sensible, puisque ces motifs suggèrent l’existence dans le système économique et social d’injustices ou de défaillances que la majorité de la classe politique et médiatique accepte comme un état de fait. (...)
Trop souvent, cependant, les médias de ces deux pays n’offrent qu’un tableau incomplet de la question de l’immigration, malgré les sujets réguliers qu’ils lui consacrent. La priorité qu’ils accordent à la dimension émotionnelle, individuelle, désarme les réflexions politiques de fond. Et prépare ainsi le terrain aux « solutions » simplificatrices de l’extrême droite.