
Après avoir évoqué le retour d’un « État-providence », Emmanuel Macron vient d’annoncer un « plan massif d’investissement pour notre hôpital ». De quoi, enfin, répondre aux revendications des soignants mobilisés depuis plus d’un an à ce sujet ? Rien n’est moins sûr à en croire Pierre-André Juven, sociologue de la santé publique, qui met en garde contre les discours en trompe-l’œil. Entretien.
Pierre-André Juven [1] : Emmanuel Macron a surpris beaucoup de monde, le 12 mars, avec son laïus sur l’État-providence, un « atout indispensable » dit-il. Il ne faut pas se tromper de lecture et bien comprendre ce qu’il entend par État-providence. Dans son optique, l’État-providence doit surtout déployer les conditions d’épanouissement du marché qui, en retour, améliorera les conditions de vie des personnes. L’État-providence doit certes protéger des risques de la vie, mais dans son prisme néolibéral, il doit aussi être le financeur des entreprises de santé en misant sur le fait qu’elles seront par ailleurs compétitives sur la scène internationale. En finançant ces entreprises, en les rendant solvables, il transforme donc ce qui pourrait apparaître comme un coût en une opportunité de marché. C’est donc cette opportunité que le fameux État-providence doit soutenir, notamment dans le domaine pharmaceutique et numérique. Le Covid-19 est certes en train de bouleverser le monde, mais je ne crois pas qu’il ait la capacité de convertir Emmanuel Macron au communisme.
Emmanuel Macron a tout de même annoncé un « plan massif d’investissement pour l’hôpital » ce 25 mars…
Il cherche à désarmer la critique et la colère, c’est assez compréhensible. Il sait que beaucoup de gens ne lui pardonnent pas le mépris qu’il a affiché depuis un an pour le mouvement hospitalier, ni son refus d’améliorer les conditions de travail des soignants. Ceux-ci ne sont pas dupes et le disent, « on y croira quand ce sera fait ». Ils ont raison. Il faut se souvenir d’où parle Emmanuel Macron : il croit profondément en la supériorité du marché et en l’équilibre qu’il est supposé créer. En cela, il est une figure parfaite du néolibéralisme au pouvoir. Or le néolibéralisme, comme l’explique très bien le sociologue François Denord [2], consiste bien sûr en une extension du domaine marchand, mais aussi – et c’est un point majeur – suppose que l’État soutienne le marché et lui facilite la vie. C’est bien sur ce point qu’Emmanuel Macron compte jouer à plein : dans une crise comme celle-ci, pour lui, tout l’enjeu consiste à sauver le capitalisme sanitaire et ses grandes industries, en les constituant en solution pour l’après-crise.
On se tromperait donc de lecture en pensant que les efforts annoncés bénéficieront véritablement à l’hôpital public ?
Il faut prendre le temps d’écouter ce qu’a dit le Président. Il n’a pas parlé d’un grand plan d’investissement dans l’hôpital public, il a parlé d’un « plan massif d’investissement pour notre hôpital ». Ça peut vouloir dire plein de choses. Il faut attendre de connaître le détail des mesures et des acteurs qui bénéficieront de cet investissement. De même, quand, dans son discours du 12 mars, il avance que la santé n’a pas de prix, cela peut très bien signifier que l’État va consacrer des moyens importants pour les grandes industries de santé et pharmaceutiques. (...)
Une période de crise aigüe comme celle que nous traversons rend davantage visibles les liens entre le secteur marchand et la santé publique. Nous voyons effectivement fleurir de toute part des initiatives privées, en apparence désintéressées – en apparence seulement, car « no such thing as a free gift » [« Il n’existe rien de tel qu’un cadeau désintéressé », ndlr] pour paraphraser le titre de l’ouvrage de Linsey MacGoey sur la Fondation Gates [3]. Dans le lot, il y a bien sûr les entreprises qui n’ont rien à voir avec la santé mais qui nous refont le coup de Notre-Dame pour s’offrir une cure d’intérêt général.
Deux dangers principaux existent : le premier, c’est cette privatisation de la gestion de crise sanitaire – certes encore partielle – qui amoindrit nos capacités à résister à ces tempêtes. (...)
Le mot souveraineté est là pour rassurer, faire croire que l’État aura la main quoiqu’il arrive. Pourquoi Emmanuel Macron dit cela ? Parce qu’on s’est rendu compte que les capacités productives en matière de produits de santé étaient très affaiblies en Europe, et qu’en période de crise, il nous fallait commander en urgence ces produits depuis l’étranger, notamment depuis la Chine. Les difficultés d’approvisionnement en Europe et en France vont probablement donner lieu à une sorte de « démondialisation », un phénomène de retour sur le sol français d’usines de production – c’est ce qu’a par exemple annoncé Sanofi concernant des unités de production de principes actifs.
Pour Emmanuel Macron ou le patron de Sanofi, « souverain » veut dire ceci : il faut que les grands groupes privés aient des usines de production sur le sol français, ce qui peut être une bonne chose notamment en termes d’emplois. Ce n’est pas pour autant que l’État peut facilement les contraindre. La localisation géographique des usines ne résout pas la question du caractère privé et financier de ces entreprises : allez demander aux ONG, comme Aides ou Médecins du monde, qui se battent depuis des décennies pour un accès universel aux innovations thérapeutiques ! (...)
Surtout, ce qu’il convient de faire, c’est d’écouter les soignants des collectifs Inter-urgence et Inter-hôpitaux, qui se battent depuis un an pour défendre l’hôpital public. Cette histoire prend un air de tragédie grecque : celles et ceux qui alertaient sans relâche sont les premiers sur le pont quand survient la tempête !
Concrètement, quels sont les besoins prioritaires de l’hôpital public ?
Les trois principales revendications des collectifs sont : des moyens pour travailler correctement, des recrutements et des augmentations de salaires pour les moins bien payés. Emmanuel Macron a annoncé qu’il y aurait des primes et une revalorisation des carrières. Là encore, il faut attendre de voir. Ce qui conduit aux difficultés actuelles, c’est clairement la fermeture continue de lits depuis des années. C’est l’OCDE qui le dit, nous sommes moins bien dotés que l’Allemagne, y compris pour les lits de réanimation.(...)
Si l’Italie est si durement touchée, c’est notamment parce qu’elle a encore moins de lits de réanimation que nous. Aujourd’hui, les coups de boutoirs portés montrent que le néolibéralisme tue, littéralement.
Le coronavirus ne peut-il pas donner un nouvel élan à cette forte mobilisation sociale en faveur de l’hôpital public ?
Oui et non. Oui, parce que la colère des soignants est encore plus vive et beaucoup l’expriment. Pour l’instant, ils soignent et ils sauvent. Demain, ils iront présenter la facture à l’Élysée. Mais non, parce que le gouvernement joue une carte bien connue et qui pourrait, hélas, fonctionner : celle de « l’héroïsation ». Le dernier discours d’Emmanuel Macron en était une illustration caricaturale. Or, l’héroïsation n’est pas un geste neutre, elle a une fonction bien précise : dépolitiser la crise de l’hôpital public.
Le bruit des applaudissements finit ainsi par couvrir celui des cris d’alerte des soignants(...)
C’est une des grandes responsabilités que nous avons collectivement, aujourd’hui : transformer le soutien populaire pour les soignants en une mobilisation politique pour l’hôpital public.