
Aujourd’hui, c’est plutôt le Mexique du président Peña-Nieto qui a subi les premiers chocs de la nouvelle administration américaine, laquelle cherche à désarticuler les politiques de libre-échange mises en place depuis les années 1980. De même, la relation avec le Venezuela de Nicolás Maduro semble s’être distendue par rapport à l’époque d’Obama, mais la situation dans ce pays évolue trop vite pour bien comprendre ce qui se passe sur le plan diplomatique.
Dès le début du XIXe siècle, la puissance du Nord a donné la priorité aux relations commerciales et diplomatiques avec les pays européens et asiatiques, en considérant les pays latino-américains et la Caraïbe comme une zone d’influence exclusive, mais non prioritaire pour ses intérêts immédiats.
Aujourd’hui, pour les pays de la côte du Pacifique qui ont choisi des gouvernements de centre-droit ou de centre-gauche (Pérou, Colombie, Chili), la perspective d’un gouvernement nord-américain protectionniste n’est pas une bonne nouvelle, car leurs économies ont fait d’énormes efforts pour satisfaire aux exigences des organismes de crédit international, en dépit d’une demande populaire de protection sociale. Leur ouverture au commerce international dépend pour une bonne partie des échanges avec les États-Unis. En revanche, pour la première fois depuis 1914, une nouvelle puissance comme la Chine peut réduire, en partie, la dépendance chronique de la région par rapport aux États-Unis. (...)
Le Chili a changé de façon radicale depuis les années 1970, surtout après le coup d’État de 1973. Pourtant, les économistes chiliens formés à l’Université de Chicago exerçaient leur influence culturelle dès 1960, à travers le journal conservateur El Mercurio, et leur hégémonie académique à l’Université catholique du Chili. En formant une jeune élite d’économistes ultra-libéraux, les Chicago Boys de la première génération avaient façonné tout un programme de libéralisation économique pour la droite chilienne, mais ils devaient composer avec les autres courants conservateurs du pays (nationalistes laïques, catholiques intégristes, etc.).
La crise du gouvernement de l’Unité populaire et le coup d’État de 1973 ont ouvert les portes du pouvoir aux économistes de Chicago, du fait que le nouveau régime militaire cherchait un programme économique avec des mesures claires et dépourvues de tout consensus social. Ils ont opéré sans contestation pendant presque une décennie, en privatisant les grandes entreprises de l’État ainsi que la Sécurité sociale (système de retraites, santé et code du travail, entre autres). Le pays a vécu une révolution économique entre 1975 et 1986, mais avec un coût social et politique énorme, subie par les classes moyennes et populaires. La répression militaire et la violence policière contre les opposants ont été féroces pendant toute la dictature (1973-1990). Les premières années de la « terreur » ont donné carte blanche aux économistes pour réformer l’économie à leur façon. (...)
La transition démocratique au Chili a commencé au début des années 1990, mais le pouvoir militaire a contrôlé le pouvoir civil jusque dans les années 2000, limitant toute réforme du modèle économique hérité des Chicago Boys. Les gouvernements démocratiques ont opéré des changements importants, mais le noyau du modèle est resté presque intact jusqu’à aujourd’hui. (...)
la transition démocratique a été le résultat d’une négociation permanente avec les militaires, la droite et le grand patronat ayant imposé leur Constitution et leur calendrier aux forces démocratiques de centre-gauche. Entre 1990 et 1998, Pinochet a été un élément-clé du contrôle militaire sur la politique, en restant chef de l’armée de terre. Son action sur le pouvoir civil empêchait toute enquête judiciaire au sujet des violations des droits de l’homme commises sous son régime.
Pinochet entendait finir ses jours comme sénateur à vie, mais un accident de l’histoire a tout changé. Le 16 octobre 1998, il a été arrêté à Londres à la demande d’un juge espagnol pour crimes de génocide, tortures et disparitions de militants de gauche. Personne, à l’époque, ne pouvait anticiper cet événement, étant donné que le général avait voyagé plusieurs fois en Angleterre sans jamais être inquiété. Quelques heures après l’annonce de la détention, le pays se déchirait sur le sort de Pinochet. La division de la société chilienne, qui existait depuis 1973, est réapparue avec force, mais l’espoir que justice serait rendue a commencé à prendre forme, au moins pour les familles des victimes de Pinochet. Plusieurs militaires ont été jugés au Chili depuis 1998, même après le retour du général au pays en mars 2000, mais Pinochet lui-même n’a jamais été condamné par la justice chilienne.
La mort de Pinochet, en 2006, a refermé un long chapitre de l’histoire du pays. (...)
Pour la majorité des Chiliens, Pinochet reste le symbole de la violence et de l’autoritarisme, ainsi que le fossoyeur d’un précaire État-providence né dans les années 1930. La meilleure preuve de cela, c’est qu’actuellement il n’existe aucun tombeau public à son nom. (...)
Au delà des disputes entre historiens sur l’ampleur de la répression, Pinochet fait aujourd’hui partie du « club » des grands dictateurs et tyrans du XXe siècle. (...)
Aujourd’hui, l’élite de la société chilienne regarde avec préoccupation l’avancée de l’extrême droite en Europe et en France tout particulièrement, car, si le Chili a bien connu une féroce dictature militaire de droite, le régime n’avait pas une logique fasciste et, encore moins, une idéologie ultranationaliste. Paradoxalement, les Chicago Boys et leur modèle ultralibéral ont empêché la fermeture identitaire de la société chilienne. Le fantôme d’une Europe sectaire, repliée sur elle-même, est un sujet de discussion important dans nos centres universitaires.