
(...) j’attendais beaucoup de ce débat inédit. Je n’ai pas été déçu. Vous m’excuserez de ne pas mentionner les interventions insipides, et fort heureusement limitées en temps de parole, de Guy Sorman, troisième homme présent, on ne sait trop pourquoi, ou bien on le devine.
Pour Les Inrocks, ce débat se serait déroulé ainsi : « Frédéric Lordon lance une charge virulente contre Thomas Piketty et son “Capital au XXIe siècle ». Je n’ai pas eu cette impression. La critique de Lordon était vive et sans détour, souvent brillante et convaincante, de sorte que si le débat a été aussi passionnant et animé c’est principalement à lui qu’on le doit. Mais Piketty a développé avec talent de bons arguments, soit en réponse à la « charge », soit pour conduire lui-même certaines « charges ». Et, point précieux, chacun a pu expliciter ses idées sans être constamment interrompu soit par l’autre soit par l’animateur du débat.
J’en viens à de brefs commentaires. Le premier ne vous étonnera pas de ma part. Ces deux-là ont au moins un point commun : dans cette émission comme dans leurs livres, ils se contrefichent de la crise écologique et n’établissent aucun lien, sauf allusions qui ne mangent pas de pain, entre d’un côté le capitalisme, sa crise, sa régulation ou son dépassement, et de l’autre l’environnement naturel, la crise écologique, l’épuisement des « ressources naturelles ». Ils revendiquent l’un et l’autre l’impératif de croissance, avec quelques nuances, mais bien peu. Ils ont beau être très cultivés, bien qu’avec des références très différentes, ils passent complètement à côté de cette dimension anthropologique. Ils sont très forts sur les inégalités, sur les dettes et sur la domination, mais ils ignorent les inégalités écologiques, la dette écologique, la surexploitation de la nature par les humains (y compris d’ailleurs avec sa structure « de classe »). (...)
Je laisse cela de côté. Ils finiront bien par s’y mettre, peut-être même avant que l’irréparable ait été commis… Mais c’est malgré tout ahurissant et cela ne peut guère s’expliquer que comme effet structurel de la spécialisation des économistes académiques, même les plus ouverts aux sciences sociales, dans des domaines qu’ils creusent avec brio mais dont ils ne sortent pas. J’ai bien connu cela et j’en ai été victime…
Second commentaire : des positions radicalement opposées ? Cette impression a pu être donnée, et Lordon s’est employé à la conforter. Or c’est à mon avis plus compliqué. Ils ne parlaient pas vraiment du même projet. Lordon a fait le choix, au cours de cette émission, d’une posture anticapitaliste (ou de dépassement du capitalisme) et il a marqué des points sur le statut « subordonné » du salariat, sur le despotisme du capital et sur bien d’autres références inspirées du marxisme dans ce qu’il conserve de plus pertinent à mes yeux. Tel ne pouvait être le projet « régulateur » de Piketty, qui revêt lui aussi une part d’utopie car certaines de ses propositions phares (dont l’impôt mondial sur le capital) semblent parfaitement hors de portée à court et moyen terme, ce qu’il admet.
Cela dit, quand on lit d’un des meilleurs livres à mes yeux de Frédéric Lordon, « La crise de trop » (Fayard, 2009), on s’aperçoit que les perspectives d’un dépassement du capitalisme n’y sont évoquées qu’à l’extrême fin, dans une « projection » fort intéressante intitulée « Et pourquoi pas plus loin ? » (...)
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Piketty/Lordon : le débat (...)
A l’invitation des Amis de L’Humanité, Thomas Piketty et Frédéric Lordon ont accepté de débattre publiquement le mardi 10 décembre, à partir de 18 h 30 à la bourse du Travail de Paris (salle Eugène Hénaff, 29 boulevard du Temple (angle de la rue Charlot), métro République). (...)
Ils ont en commun d’avoir refusé l’enfermement des labos de recherche pour s’engager dans le débat public. Thomas Piketty creuse avec acharnement la question des inégalités. Soucieux de faire partager le fruit de son travail, il parvient, grâce à un remarquable effort d’écriture à faire passer des pavés de 1200 pages pour des livres de chevet. A l’étroit dans une matière, l’économie, qui se rêve une science dure, Frédéric Lordon se pique de philosophie. Il revisite Marx et Spinoza. Si ces livres restent peu accessibles au grand public, de Nuit debout aux usines en grève, il sait chauffer les AG.
Ni l’un ni l’autre ne se satisfont de la société actuelle. Ils veulent la transformer, ou tout au moins fournir des armes intellectuelles aux forces sociales qui s’y attèlent. Pourtant, de l’analyse des causes de l’inacceptable aux solutions de son dépassement, tout les oppose. Frédéric Lordon réaffirme la nécessité de sortir du capitalisme, l’inéluctabilité d’une révolution. Il prévient que le capital ne va pas « gentiment rendre les clés ». Thomas Piketty veut refonder la social-démocratie, mais prévient pourtant que ce ne sera « pas un processus paisible ».
L’un et l’autre ont mis au cœur de leur réflexion la question de la propriété privée, de son lien avec le pouvoir et la domination. Mais de quoi parlent-ils l’un et l’autre ? (...)