
La crise sanitaire actuelle nous le montre : la vigilance pour la sauvegarde des libertés fondamentales est un combat à reprendre sans trêve. Pour certains, cet attachement semble un luxe dont on pourrait se passer quand la situation est dictée par l’urgence. Cette idée reçue constitue une erreur dangereuse. C’est pourquoi, même si tout semble nous inviter à regarder ailleurs et à s’accommoder de régressions démocratiques prétendument inévitables, il nous importe de porter à la connaissance publique une affaire qui attire notre plus grande attention.
Inès Léraud est une journaliste connue pour avoir beaucoup enquêté sur l’industrie agroalimentaire en Bretagne. Elle s’est notamment immergée dans un village breton et a suivi de près l’intoxication par les pesticides dont ont été victimes des salariés de la plus grande coopérative agricole bretonne, Triskalia. Par des reportages diffusés sur France Inter et France Culture notamment, elle a mis au grand jour des pratiques courantes, illégales et souvent dangereuses, mises en œuvre par certains puissants acteurs du secteur agroalimentaire. Ces pratiques hélas, se sont révélées régulièrement « couvertes » par des administrations et les élus. Cette journaliste, dont le travail a été notamment salué par le quotidien Le Monde, s’est aussi intéressée aux « marées vertes » qui se sont répandues sur les côtes bretonnes depuis l’avènement de l’élevage industriel. Cet intérêt a débouché sur une bande dessinée réalisée en collaboration avec Pierre Van Hove aux éditions La Revue dessinée - Delcourt (2019) Algues vertes, l’histoire interdite, un album qui connaît un retentissant succès. Suite à cette publication, deux séries d’évènements nous alertent.
Pressions et intimidations : la fabrique du silence
En mars 2020, l’hebdomadaire Le Canard enchaîné révèle que la venue de la journaliste au Salon du livre de Quintin (Côtes d’Armor) a été annulée après l’intervention auprès de l’équipe du salon d’un élu de la municipalité. Ce dernier est par ailleurs salarié de la Chambre d’agriculture des Côtes d’Armor (dirigée par la FNSEA). Un peu plus tôt, la journaliste avait appris qu’une maison d’édition régionale avait préféré renoncer à son projet de traduction en breton de la bande-dessinée Algues vertes, l’histoire interdite, par peur de perdre des subventions du Conseil régional de Bretagne.
Quelques mois plus tôt, fin 2019, Inès Léraud a été visée par une plainte en diffamation de Christian Buson, un personnage phare du paysage agroalimentaire breton. Il est directeur d’un « bureau d’études en environnement », le GES, qui prodigue des conseils à destination des agro-industries (près de 4 millions d’euros de chiffre d’affaire annuel). Il est aussi président de l’Institut Technique et Scientifique de l’Environnement (ISTE) fondé entre autres par les entreprises Lactalis, Daucy et Doux en 1996. Cet institut est notamment connu pour propager des thèses sur les marées vertes favorables au secteur agro-alimentaire. Il est enfin secrétaire général de l’Association Francophone des Climat-Optimistes (AFCO) qui lutte contre la diffusion des informations scientifiques relatives au réchauffement climatique. (...)
Christian Buson a renoncé à sa plainte quelques jours avant l’audience prévue le 7 janvier 2020, alors que la journaliste et son avocat avaient préparé leur dossier de défense. Une preuve que cette attaque judiciaire était une tentative d’intimidation.
Doit-on laisser la Bretagne devenir le far-west ?
Quelques mois plus tôt, Jean Chéritel, PDG du groupe Chéritel dépose une plainte en diffamation contre Inès Léraud, suite à la publication de son enquête intitulée “Travail dissimulé, fraude sur les étiquettes : les multiples abus d’un groupe agro-industriel breton” (Bastamag, 26 mars 2019). Le groupe Chéritel est un important grossiste en fruits et légumes, qui revendique 45 millions de chiffre d’affaires et 120 salariés. Il approvisionne les enseignes Leclerc, Intermarché, Auchan, Carrefour, Système U, Aldi ou encore Quick et KFC.
Jean Chéritel n’en est pas à sa première procédure judiciaire destinée à inhiber le travail journalistique. (...)
La liberté d’informer, un instrument démocratique à protéger
En 2020, en France, une journaliste est donc inquiétée sur deux fronts pour n’avoir fait que son travail : informer ses concitoyens sur le fonctionnement d’un secteur économique central en Bretagne : l’industrie agro-alimentaire. Comment une telle stratégie d’intimidations et de menaces est-elle possible dans un territoire de la République ? Certains acteurs de l’agro-alimentaire seraient-ils au-dessus des lois au point, non seulement de contrevenir au droit, mais aussi de tout faire pour que personne ne puisse le faire savoir ?
Nous, citoyennes et citoyens, militants associatifs, agriculteurs, scientifiques, chefs cuisiniers, avocats, journalistes, élus, syndicalistes, auteurs, nous ne nous résignons pas face à ces attaques envers la liberté d’informer. Celle-ci est déjà mise à l’épreuve par la tendance à sanctuariser le « secret des affaires » au profit des grandes puissances économiques. Nous en sommes persuadés : nos démocraties, au niveau national comme au niveau régional, ont besoin de cette liberté qui, seule, garantit l’effectivité de contre-pouvoirs citoyens. Cette liberté d’informer s’exerce à l’égard des pouvoirs politiques ; il importe qu’elle s’exerce aussi envers les puissances économiques et financières qui ont pris une importance considérable dans notre société. Ces dernières doivent donc être soumises aux devoirs qui s’appliquent à tout un chacun.
En tant que citoyen, chacun a le droit de connaître la réalité pour être en capacité d’exprimer librement ses choix politiques, quels qu’ils soient. Soutenir la journaliste Inès Léraud face à de tels agissements, c’est défendre la liberté d’information, ce bien démocratique si précieux.