
Mots-masques ? Mots mystificateurs ? La dérive n’en finit pas du vocabulaire dévoyé qui, sous des apparences parfois intellectuelles, souvent techniques, décervelle et dépolitise les citoyens. Le phénomène n’est pas neuf : dans les années 1960, la « pacification » cachait la « guerre » en Algérie. Mais il a pris, au cours de la dernière période, une ampleur à la mesure du pouvoir des publicitaires, de la hargne de la technocratie et de l’arrogance des élites politiques en mal de consensus.
Le mot communication, par exemple, il y a une vingtaine d’années, avait encore le sens globalement positif d’échange d’informations entre interlocuteurs de même niveau. Bien vite, les publicitaires l’ont monopolisé pour couvrir leur entreprise unilatérale de propagande. Les politiciens ont suivi, substituant à la réalité de l’action politique l’obsession des images que les médias pouvaient en donner. Ce brouillage n’a pas manqué d’égarer le public. Aujourd’hui, l’opinion mystifiée peut à la fois penser d’un gouvernant qu’il est un excellent ministre et qu’il ne peut rien faire contre le chômage (2). Devant ce type de distorsion, un journaliste estime qu’il faut « mener un combat contre la communication tous azimuts ; sinon, l’information finira noyée dans la communication ». (...)
Tous ces langages aboutissent, à la longue, à dépolitiser, aux yeux des gens, l’homme politique lui-même. Trop soucieux de son image médiatique, tout occupé à innocenter son pouvoir, celui-ci finit par faire douter de l’action politique elle-même. Le comble de la mystification est atteint lorsque nos dirigeants font état publiquement de leur for intérieur : compassion formelle, humanisme au grand cœur (l’évocation de la crise), sentiments désintéressés, convictions profondes, credo prophétique (le chant des promesses). Trop de responsables préfèrent le langage qui s’apitoie au discours qui analyse. On entend trop déplorer le sort des exclus, pas assez dénoncer les mécanismes de l’exclusion. Cela conduit à une double dépolitisation de l’opinion : qu’elle soit complètement mystifiée ou qu’elle bascule dans l’incrédulité totale, elle demeure sans prise sur la réalité politique qui la concerne.