
Des archives inédites de la présidence de la République, consultées par Mediapart, le prouvent désormais : Charles de Gaulle et l’Élysée ont tout su — et très vite — de ce crime d’État. Le président a même demandé par écrit que les « coupables » soient poursuivis. Mais le massacre restera à jamais impuni, judiciairement et politiquement.
De Gaulle savait et il savait tout. Depuis plus de soixante ans, un épais mystère entourait l’histoire du massacre du 17 octobre 1961, un crime d’État qui ne cesse aujourd’hui encore de hanter la mémoire franco-algérienne. Les faits sont connus : une manifestation d’Algériens, qui protestaient pacifiquement dans Paris contre le couvre-feu raciste qui leur avait été imposé par les autorités, a été réprimée par la police dans une brutalité inouïe, faisant des dizaines de morts — certaines victimes de la répression ont été jetées à la Seine.
Mais une question majeure demeurait, comme le rappellent les historiens Jim House et Neil MacMaster dans leur ouvrage de référence Paris 1961 (Tallandier) : « On sait à vrai dire très peu de choses sur les réactions officielles ou même informelles du 17-Octobre au plus haut niveau du gouvernement. De Gaulle et ses ministres ne font aucune mention des événements dans leurs Mémoires, et l’accès à des documents essentiels de l’Élysée, de Matignon et du ministère de l’Intérieur demeure interdit. » (...)
Grâce à l’ouverture récente et partielle d’archives publiques – l’arrêté gouvernemental en autorisant l’accès a été signé fin décembre 2021 –, Mediapart a pu consulter plusieurs documents issus de la présidence de la République qui prouvent aujourd’hui que le général de Gaulle a tout su, et très vite : c’est-à-dire la responsabilité de la police dans le crime, comme l’étendue de celui-ci. (...)
aucun policier ne sera jamais condamné ; Maurice Papon, le préfet de police qui a supervisé et couvert le massacre, restera en place, tout comme le ministre Roger Frey ; et ce crime restera à jamais impuni, s’effaçant peu à peu de la mémoire collective si ce n’était l’acharnement de quelques historiens, archivistes, militants et journalistes pour continuer de chercher la vérité.
« Noyés », « étranglés » ou « abattus par balles » (...)
Le fait que l’un des plus proches collaborateurs de Charles de Gaulle écrive dès le 28 octobre 1961 une note annonçant une première estimation aussi importante du nombre de morts — certains historiens parlent aujourd’hui de cent à deux cents possibles victimes —, les modalités de leur supplice et la responsabilité probable de la police française dans le crime n’étaient à ce jour pas connues. (...)
Un rapport du 26 décembre 1961, signé de Maurice Papon, montre à ce sujet l’étendue des manipulations policières pour étouffer le scandale. (...)
Le document a pour titre : « Enquêtes effectuées au sujet de plaintes contre la police, consécutives aux manifestations du 17 octobre 1961 ». Tout est mis en œuvre, sous la plume de Maurice Papon, pour décrédibiliser la moindre mise en cause de la police. (...)
Un autre document figurant dans les archives de l’Élysée confirme que tout fut fait, sous la responsabilité du préfet Papon, pour empêcher l’éclatement de la vérité sur le massacre du 17-Octobre. (...)
Une troisième note de l’Élysée, non signée mais vraisemblablement rédigée par le conseiller élyséen Benard Tricot – elle émane de ses archives –, montre qu’au-delà du massacre du 17-Octobre la présidence de la République n’ignorait rien non plus du déchaînement criminel de la police française, cible durant l’année 1961 d’attaques imputées au FLN, contre des Algériens résidant en métropole. (...)
Mediapart a présenté tous les documents cités dans cet article à deux historiens spécialistes de l’Algérie et du 17 octobre 1961, Fabrice Riceputi, auteur du livre Ici on noya les Algériens (Le Passager clandestin, 2021), et Gilles Manceron, qui a rédigé le texte La Triple occultation d’un massacre pour le livre Le 17 octobre des Algériens (La Découverte, 2011).
Pour Fabrice Riceputi, ces documents « constituent en quelque sorte un chaînon manquant dans l’historiographie de cet événement tragique ». À leur lecture, dit-il, on voit que « la présidence de la République sait que la version des faits farouchement défendue publiquement par son premier ministre, Michel Debré, le ministre de l’intérieur, Roger Frey, et le préfet de police, Maurice Papon, et largement relayée dans la presse grand public, est mensongère ».
De Gaulle a finalement renoncé à demander des sanctions contre les auteurs du massacre pour éviter que sa majorité politique se fracture. (...)
De fait, les poursuites judiciaires encouragées par le chef de l’État furent stoppées net en mars 1962 à la suite de la promulgation d’une loi d’amnistie concernant tous les crimes et délits « en relation avec les événements d’Algérie ».
Voici comment après le meurtre d’innocents, l’impunité a tenté d’assassiner la mémoire.