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Mais à quoi servent les filiales fantômes que Total oublie de déclarer ?
Article mis en ligne le 4 juin 2015

Total a décidé de rendre publique pour la première fois une liste complète de ses 903 filiales dans le monde. Objectif : couper court aux critiques sur sa présence dans les paradis fiscaux, alors que l’entreprise ne s’acquitte pas de l’impôt sur les sociétés en France. Une opération transparence encore partielle : nous avons pu identifier une trentaine de filiales aux Pays-Bas absentes de cette liste officielle. Or ce pays, qui occupe une place privilégiée dans l’organisation internationale du groupe Total, est de plus en plus montré du doigt pour les avantages fiscaux et juridiques qu’il offre aux multinationales.

Total, la plus grosse entreprise française en terme de chiffre d’affaires, est la cible de critiques répétées en raison de la faiblesse de sa contribution fiscale en France. Trois ans durant, en 2010, 2012 et 2013, Total n’a pas versé d’impôt sur les sociétés dans le pays. L’entreprise a pourtant engrangé 15,8 milliards de dollars de bénéfices en 2012 (dont 43% ont été reversés sous forme dividendes), et à nouveau 14,3 milliards de en 2013 (dont 50% en dividendes). Une aberration apparente qui illustre les pratiques d’optimisation fiscale agressive auxquelles se livrent les multinationales, en localisant certaines filiales clé dans des juridictions secrètes ou des pays offrant divers avantages fiscaux. (...)

Selon un rapport du CCFD Terre solidaire, une majorité des 50 plus grandes entreprises européennes et un peu moins de la moitié de celle du CAC 40 publiait déjà une liste intégrale de leurs filiales en 2013. L’opération transparence de Total demeure un geste à portée limitée, bien en deçà des exigences de transparence et de justice fiscale. Mais mieux vaut tard que jamais.

Problème : cette liste est également incomplète. Selon les informations issues de la base de données commerciale Orbis (gérée par l’entreprise d’information économique Bureau van Dijk) dont nous avons pu prendre connaissance, Total détient aux Pays-Bas une trentaine de filiales qu’elle n’a apparemment pas souhaité, ou pas daigné, inclure dans sa liste officielle (la liste de ces filiales « oubliées » figure ici, sur fond blanc, celles surlignées en jaune ont été déclarées par Total).

S’agit-il de filiales inactives ou d’activités abandonnées ? De filiales de filiales ? Dans la grande majorité des cas, il est impossible de répondre. La direction de Total, que nous avons contacté, s’y refuse également. (...)

« La seule chose qui intéresse une entreprise comme Total, c’est le risque d’atteinte à sa réputation », note Jean Merckaert, cofondateur de la Plate-forme paradis fiscaux et judiciaires et rédacteur en chef de la Revue Projet. « Avoir des filiales aux Bermudes représentait un risque réputationnel suffisant pour que Total décide de les fermer. Au contraire de Pays-Bas, qui ne sont pas suffisamment identifiés comme un paradis fiscal par l’opinion publique. »

Il existe bien, pourtant, des listes officielles ou largement acceptées de paradis fiscaux. Celle des territoires non coopératifs établie par le Ministère des Finances français contient huit pays [3] Une liste du Fonds monétaire international en compte 26. La plus exigeante de ces listes, le Financial Secrecy Index de l’association internationale Tax Justice Network, énumère 82 territoires, parmi lesquels les Pays-Bas. Sur la base de cette liste, ce ne sont pas 19 filiales que détient Total dans les paradis fiscaux en 2014, mais 178, soit une filiale sur cinq. (...)

Le pays aux 12 000 filiales fantômes

Pourquoi les Pays-Bas sont-ils considérés comme un paradis fiscal ? Le pays a mis en place un régime très favorable pour les multinationales, avec des taux réduits d’impôts sur une série de revenus, notamment les dividendes, les intérêts perçus, les royalties et les plus-values, associé à un grand nombre de conventions fiscales avec d’autres nations destinées à éviter une double imposition. De quoi encourager les grandes entreprises mondiales, y compris de nombreuses firmes françaises ((lire notre article), à y implanter, par exemple, des holdings destinées à acheminer des investissements vers d’autres pays. Ou encore des entités chargées de récolter les royalties liées à l’usage d’une marque. En France, ces holdings seraient imposées sur les bénéfices qui y sont réalisés, pas aux Pays-Bas...

Les Pays-Bas abriteraient aujourd’hui environ 12 000 « filiales fantômes » de multinationales, des coquilles vides juridiques créées uniquement à des fins fiscales. (...)

Total attaque l’Ouganda à partir des Pays-Bas

Le passage par les Pays-Bas comporte un autre intérêt : c’est l’un des États qui a conclu le plus grand nombre de traités bilatéraux d’investissement. Ces traités offrent aux multinationales qui possèdent une ou plusieurs filiales aux Pays-Bas la possibilité de recourir aux mécanismes de protection des investisseurs, ces dispositifs controversés qui permettent à une grande entreprise d’attaquer un État adoptant une politique qui nuirait à ses activités (régulation environnementale, législation sur le travail...).

Un récent rapport de plusieurs ONG néerlandaises [5] estime que les Pays-Bas représentent 10% des recours en arbitrage international dans le cadre de traités bilatéraux d’investissement, en seconde position derrière les États-Unis. Les trois quarts de ces recours étaient le fait de « filiales fantômes » de multinationales, n’ayant qu’une existence formelle aux Pays-Bas. Total est directement concernée puisqu’elle vient d’initier un recours en arbitrage international contre le gouvernement de l’Ouganda, via une filiale néerlandaise, et en invoquant le traité bilatéral d’investissement conclu entre le pays africain et les Pays-Bas. Le différend est précisément de nature fiscale, Total estimant avoir droit à un crédit d’impôt sur ses opérations ougandaises, ce que conteste le gouvernement.

Les Pays-Bas, plaque tournante de l’optimisation fiscale

Ce litige avec l’Ouganda vient rappeler que la France n’est pas, loin de là, la seule victime potentielle des pratiques d’optimisation fiscale de multinationales comme Total. Selon les chiffres avancés par les ONG, les flux de capitaux illicites hors des pays du Sud représenteraient entre 600 et 800 milliards d’euros tous les ans, près de 10 fois le montant de l’aide au développement. Plus de 60% de ces flux relèveraient des stratégies d’optimisation fiscale des multinationales. (...)

« Les banques ont la possibilité de sortir certaines filiales du périmètre de consolidation de leurs comptes en invoquant des critères de ‘non-significativité’ qui sont largement à leur discrétion », poursuit Lucie Watrinet. Les entreprises concernées peuvent ainsi exclure certaines filiales de leur comptabilité – et de leurs obligations de transparence – au motif qu’elles ne seraient pas suffisamment significatives. Ce tour de passe-passe aurait par exemple permis à BNP Paribas de réduire de 40% le nombre de ses filiales dans les paradis fiscaux entre 2011 et 2012. Et c’est peut-être ce qui explique l’absence d’une trentaine de filiales de la liste officielle de Total.

Le nouveau directeur général de Total Patrick Pouyanné a annoncé que Total paierait l’impôt sur les sociétés au titre de l’exercice 2015. Une annonce hautement stratégique puisqu’elle s’inscrit dans le contexte du plan de restructuration du raffinage en France, qui va entraîner des suppressions d’emploi supplémentaires à La Mède, dans les Bouches-du-Rhône, après la fermeture de la raffinerie des Flandres en 2010. Le montant exact de l’impôt dont s’acquittera Total n’est pas encore connu. Quant à savoir si ce montant est juste et légitime, on en est encore loin.