
Du col Mao au Rotary Club, de Sartre à Rothschild : nombreux sont les ex militants, parfois issus des cercles les plus radicaux, qui, prenant des chemins souvent sinueux, sont venus rejoindre les cercles du pouvoir. Depuis le remaniement ministériel de jeudi dernier, le passage d’Act Up à Manuel Valls constitue une nouvelle figure, très rentable et particulièrement odieuse, de ce qu’on peut appeler une reconversion militante. Pour comprendre plutôt que sombrer dans la colère et l’écoeurement, nous proposons une analyse sociologique de ces singulières trajectoires, en rappelant, une fois encore, qu’expliquer n’est pas excuser. Ce texte est l’introduction remaniée d’un livre paru en 2011.
De quoi parle-t-on quand on étudie des reconversions militantes ? S’agit-il de passages de l’extrême-gauche à la gauche ? De la gauche « révolutionnaire » à la gauche « réformiste » ? De la gauche à la droite ? Et pourquoi pas l’inverse ? Ou encore de retraits du militantisme ? Mais la reconversion n’est-elle qu’idéologique ? N’y a-t-il pas aussi, dans le mot « reconversion », l’idée d’une opération bénéfique, et donc d’un reclassement professionnel ? Comment alors articuler les deux phénomènes ?
Comme l’a souligné Brigitte Gaïti à propos de la constance ou de l’inconstance, les schèmes moraux de classification ne sont jamais autant mobilisés que dans les périodes qui suivent les conjonctures de forte mobilisation, dans la mesure où ils « offrent de nouveaux repères et points d’appui à la fois aux protagonistes et aux commentateurs, permettant d’ordonner rétrospectivement la confusion des événements, dessinant pour finir un sens de l’histoire » [1]. Les « reconversions », « reclassements », « reniements », ou « trahisons » sont ainsi devenus des mots par lesquels se mène la lutte pour l’interprétation légitime de mai 1968, et, plus largement, des mouvements sociaux et de leur après-coup.
Sans doute ce travail sur les reconversions militantes prend-il sa source dans une interrogation sur les conditions sociales de possibilité d l’engagement militant et de sa durée, interrogations qu’alimente l’image de ces renégats à qui « tout a profité » [2]. Pourtant on ne saurait trouver de réponse à ces interrogations en traçant des frontières entre « trahison » et « fidélité », entre ‘arrivistes » et « désintéressés ». SI ce livre apporte des éléments de réflexion, c’est plutôt par son approche de l’objet, et plus précisément par son entrée dans la sociologie du militantisme par les « devenirs militants » [3], c’est-à-dire par les transformations des dispositions militantes formées antérieurement ou dans le cours même de l’engagement.
Cette attention portée aux dynamiques qui sont au principe des engagements repousse la perspective au-delà d’une génération singulière. En outre, étudier le réinvestissement de dispositions militantes conduit, en dehors des mobilisations, politiques, vers d’autres espaces du monde social. L’éventail des trajectoires militantes s’élargit, et dilue la figure centrale du renégat dans un répertoire de trajectoires diversifiées : les engagements déclinent, perdurent, se déplacent dans d’autres organisations ou associations, ou s’investissent dans l’activité professionnelle.
Si l’ensemble des contributions permet de repérer des familles de trajectoires, le thème des reconversions militantes ne se limite donc pas à « la génération 68 ». Il offre plutôt, nous le verrons, un site d’observation des mutations de l’action sociale dans un contexte de refonte de l’Etat-providence.
On voudrait souligner ici les pistes tracées par les contributions, et notamment les trois perspectives qui sont proposées pour analyser les reconversions : déplacement dans l’espace social d’abord, transformations et valorisations de ressources spécifiques ensuite, et recompositions identitaires enfin. (...)