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Reporterre
« Les luttes et mai 68 ont rebattu les cartes de l’amour »
Article mis en ligne le 15 février 2020
dernière modification le 14 février 2020

Des militants d’un instant ou de toujours, qui se rencontrent, s’aiment, se séparent peut-être... Quelles interactions entre la lutte et l’amour ? Reporterre a interrogé la chercheuse Julie Pagis qui a travaillé sur Mai 68 : « Dans tous les grands mouvements militants, le temps routinier est suspendu, on vit une espèce d’effervescence. Tout cela rapproche les corps, les personnes. »

La lutte est une amante souvent exigeante. Laisse-t-elle de la place à l’amour ? Lutter ensemble facilite-t-il la possibilité de tomber amoureux ? Les mouvements sociaux, en voulant changer la société, influent-ils sur notre vie amoureuse ? Voici quelques-unes des questions que s’est posée la rédaction de Reporterre à l’occasion de ce vendredi 14 février, jour de la Saint-Valentin.

Le travail de la chercheuse en sociologie politique Julie Pagis — actuellement en lutte contre la réforme des retraites précise-t-elle — apporte des réponses, basées sur des expériences vécues. Elle a étudié le devenir de 170 familles de personnes ayant participé à Mai 68. Des militants d’un instant ou de toujours, qui se rencontrent, s’aiment, se séparent, et dont la vie amoureuse a pour certains été bouleversée par leur participation à ce moment d’histoire politique et sociale.

Reporterre — En quoi Mai 68 est un mouvement social particulièrement intéressant pour étudier l’interaction entre militantisme et relations amoureuses ?

Julie Pagis — Lors de Mai 68, beaucoup de revendications différentes sont exprimées, et notamment des revendications liées à la jeunesse et à l’évolution des mœurs. Beaucoup de jeunes participent à 68 et se politisent à ce moment là parce que ces revendications entrent en résonance avec des crises plus personnelles de révolte contre les parents, l’autorité, l’ordre et les normes. Les normes sexuelles, conjugales, amoureuses, n’échappent pas à cela. (...)

En particulier, un certain nombre de femmes qui ont participé activement au mouvement se sont ensuite mises à militer dans les mouvements féministes. Précisons que ceux-ci ne démarrent pas lors des événements de Mai 68, qui reste un mouvement traditionnel sur le plan de la division sexuée des rôles militants. On ne trouve aucun groupe féministe en Mai 68. Mais les revendications de remise en cause des normes de genre, de génération, d’éducation, vont notamment aboutir aux mouvements féministes à partir de 1970. Donc pas mal de femmes parmi celles que j’ai enquêtées deviennent militantes féministes. C’est là qu’au sein du couple les trajectoires peuvent diverger. Certaines femmes arrivent en mai 68 en couple parce qu’elles ont dû se marier avec le premier homme qu’elles ont embrassé, et n’ont pas eu de relations sexuelles avant le mariage. La prise de conscience de la domination masculine au sein de leur propre couple peut mener à une séparation.

Pour d’autres, la séparation est l’aboutissement d’un hiatus de plus en plus grand entre un conjoint qui consacre beaucoup plus de temps au militantisme que l’autre : les préoccupations et activités communes se raréfient et les amours se recomposent, au sein du champ militant. (...)

Mai 68, et plus particulièrement les mouvements féministes à partir de 1970, ont fait évoluer la représentation que l’on a de la conjugalité et la sexualité. Pour vivre la sexualité et les relations amoureuses différemment il faut plusieurs choses. D’abord, évidemment, il faut que la sexualité ne soit plus associée à la reproduction. Plein de femmes m’ont dit qu’avoir des relations sexuelles, c’était la hantise de tomber enceinte. Ce qui permet la liberté sexuelle pour les femmes, c’est la pilule qui est légalement autorisée en 1967 mais qui n’arrive, effectivement, que dans les années suivantes, avec les circulaires de mise en application de la loi Neuwirth sur la contraception.

Pour avoir une autre vision de l’amour, l’indépendance financière est aussi très importante. Il faut rappeler que les femmes, jusqu’en 1975, n’avaient pas le droit d’ouvrir un compte en banque, d’avoir un chéquier ! La possibilité de quitter son conjoint dépend des conditions matérielles et économiques. Le fait que dans les années 60 et 70 les femmes accèdent à l’indépendance sexuelle et économique renverse complètement les conditions des relations amoureuses. Cela ouvre la possibilité de quitter son conjoint, mais aussi de ne pas se concevoir qu’en couple, ou bien d’avoir plusieurs partenaires, et d’en changer.

Cela va avec les expériences, après 68, de vie en communauté. Il y a un rejet de la possession, l’idée que la jalousie est un sentiment bourgeois, l’expérimentation de la liberté sexuelle et des couples ouverts... Cela a fait éclater énormément de couples et en a en même temps reformé d’autres. Précisons que plein de femmes ont dit que derrière ce mot d’ordre de liberté sexuelle, il s’agissait surtout d’hommes qui pouvaient avoir plusieurs partenaires sexuels. Ce n’était pas vrai dans l’autre sens. C’est ce que montrent les travaux de Lucile Ruault. Le machisme et la domination masculine n’ont pas du tout disparu avec 68 ! Les rapports de violence hommes-femmes non plus… (...)

les mobilisations ultérieures contre le viol et les violences faites aux femmes ont profondément rebattu les cartes de l’amour. (...)