Au nom du pouvoir d’achat, la France a choisi de ne pas brider le développement de la grande distributConsultant en stratégie, Franck Gintrand est président de l’Institut des Territoires et directeur général de Global conseil corporate. Dans le cadre de son cabinet, il conseille entreprises et territoires sur des problématiques d’intérêt général.
Dans son dernier livre publié aux éditions Thierry Souccar, Le jour où les zones commerciales auront dévoré nos villes, en librairie ce 31 octobre, il décrit pour la première fois les dessous de la guerre impitoyable que se livrent les acteurs de la grande distribution à la périphérie des villes, et propose des solutions pour rééquilibrer le paysage urbain. (...)
Centres-villes appauvris et désertés, commerces fermés, hangars surgis de terre le long des routes, élus locaux désorientés sinon désespérés… En l’espace de quelques années, la multiplication des zones commerciales aura transformé plus radicalement la France que l’exode rural d’après-guerre. Comment en sommes-nous arrivés là et pourquoi cette folie des grandes surfaces dans un contexte économique pour le moins atone ?
Contrairement à ce qui est si souvent affirmé, la folie actuelle des grandes surfaces n’est pas le résultat d’une réglementation qui serait allègrement détournée mais le fruit d’une volonté politique délibérée remontant à 2007. En intensifiant la concurrence entre les enseignes de la grande distribution, le gouvernement d’alors espérait créer une relance de l’économie. Ce fut un échec. La relance ne s’est jamais produite mais la libéralisation des implantations et la guerre des prix, elles, ont littéralement bouleversé le paysage. (...)
En 2018, la France affiche 2.000 hypermarchés et 10.000 supermarchés, soit 500 hypermarchés et 5.000 supermarchés de plus qu’en 2008
Alors qu’il aurait fallu continuer d’encadrer les grandes surfaces voici dix ans –au moins dans les départements qui étaient déjà en situation de suréquipement commercial–, les pouvoirs publics ont ouvert la boîte de Pandore, libérant la distribution des chaînes qui entravaient sa capacité à s’implanter où elle le souhaitait et à pratiquer les prix les plus bas. Certaines enseignes ont perdu des parts de marché. D’autres ont largement bénéficié de la libéralisation. Toutes sont aujourd’hui les otages d’une course à l’abîme à laquelle aucune ne souhaite officiellement mettre un terme. (...)
La machine à produire de la grande surface s’est emballée
Les paysages se sont enlaidis. La clientèle s’est détournée un peu plus des commerces de centres-villes. Dans une ultime réaction de désespoir, des communes remettent leur destin dans les mains de l’extrême droite tandis que des commerçants inquiets pensent trouver refuge dans des centres commerciaux qui se révèlent impitoyables pour les plus faibles d’entre eux. (...)
chaque demande de création d’une surface commerciale donne lieu dans les années qui suivent à autant de demandes d’extensions de la part des concurrents. C’est même devenu une simple question de survie. Chaque acteur tente d’asseoir sa suprématie sur sa zone de chalandise pour asphyxier ses concurrents. Et qu’importe si cette guerre présente un coût élevé sur le plan environnemental et urbain. Le cynisme consistant à disposer quelques panneaux solaires ou à créer des pièces d’eau artificielles en pleine nature aurait de quoi faire sourire si ce greenwashing en règle ne suffisait si souvent à faire passer une zone commerciale pour un projet environnemental. (...)
Le silence gêné et les commentaires en off dominent aussi bien parmi les acteurs économiques qu’au sein d’une classe politique qui s’emploie à relativiser la gravité de la situation (...)
Il est désormais acquis que, pour continuer de gagner du terrain, la distribution ne reculera devant rien. Elle continuera de menacer des élus récalcitrants de s’implanter dans une commune voisine. Elle n’hésitera pas à agiter l’épouvantail de l’ogre Amazon qui voudrait qu’Internet soit le danger majeur contre lequel tous les acteurs du commerce, petits ou grands, devraient s’allier. Elle se félicitera que l’État apporte son soutien aux communes qu’elle a par ailleurs contribué à sinistrer. Elle se voudra surtout rassurante, allant jusqu’à soutenir qu’il n’existe aucun lien entre la crise des centres-villes et le développement du commerce de périphérie. (...)
C’est aux politiques et aux citoyens que nous sommes, de prendre la mesure du désastre qui se dessine sous nos yeux. Le risque de voir balayer des paysages qui sont le fruit de l’histoire et des villes qui ont mis des siècles à se construire par des constructions au mieux sans intérêt, au pire d’une laideur sans nom, est pourtant bien réel.
Pour des raisons qui tiennent à une urbanisation plus tardive qu’ailleurs, la France se trouve exposée au risque d’une américanisation accélérée, avec des communes sans véritable centre-ville et des banlieues sans âme. Est-ce vraiment un choix collectif et délibéré ? Les résistances qui se font jour ici ou là tendent à montrer que la réponse ne va pas de soi. Et en démocratie, un débat ne peut être tranché que lorsqu’il a eu lieu avec toutes les parties prenantes, en pleine lumière. (...)
Pourquoi tant d’indifférence de la part des citoyens face à un phénomène qui défigure la France et dévitalise ses villes ? En quoi l’Allemagne montre qu’un autre chemin était et reste peut-être possible ? (...)