
À peine pêchées dans la mer du Nord que les crevettes grises prennent la route des usines marocaines. Là-bas, elles sont décortiquées par des milliers de femmes qui se gèlent les doigts pour un salaire de misère. Avant que les entreprises européennes ne les rapatrient pour nous les vendre au prix fort. Reportage.
« Hier, c’étaient que des petites crevettes. Les plus dures. J’ai pu faire six kilos de chair [soit 18 kilos de crevettes entières] en treize heures environ. Je suis rentrée, j’ai fait ma prière et je me suis couchée vers 22 heures. Les nuits sont courtes. On est habituées », raconte cette femme en serrant l’avant-bras de sa copine Latifa, qui l’accompagne dans sa rencontre avec notre équipe de tournage documentaire1. Réussir à décortiquer 18 kilos de crevettes en une seule journée constitue une performance invraisemblable. En Europe, seules les grand-mères d’Ostende, qui décortiquent « au noir » les crevettes des derniers crevettiers belges peuvent s’imaginer ce que représente une telle corvée. Il est bientôt cinq heures, l’heure pour Fatima de partir à l’usine.
Des crevettes à s’y brûler les doigts (...)
« Hier, c’étaient que des petites crevettes. Les plus dures. J’ai pu faire six kilos de chair [soit 18 kilos de crevettes entières] en treize heures environ. Je suis rentrée, j’ai fait ma prière et je me suis couchée vers 22 heures. Les nuits sont courtes. On est habituées », raconte cette femme en serrant l’avant-bras de sa copine Latifa, qui l’accompagne dans sa rencontre avec notre équipe de tournage documentaire1. Réussir à décortiquer 18 kilos de crevettes en une seule journée constitue une performance invraisemblable. En Europe, seules les grand-mères d’Ostende, qui décortiquent « au noir » les crevettes des derniers crevettiers belges peuvent s’imaginer ce que représente une telle corvée. Il est bientôt cinq heures, l’heure pour Fatima de partir à l’usine.
Des crevettes à s’y brûler les doigts (...)
Le salaire minimum marocain dans le secteur privé (moins de 1,50 euro de l’heure) ne s’applique pas aux décortiqueuses qui sont payées, non pas au temps de travail, mais au poids. Leurs allocations familiales (pour lesquelles elles cotisent à hauteur de 0,30 dirham par kilo4) sont souvent assujetties à des quotas de production : 102 kilos de chair par mois chez Klaas Puul, soit plus de 300 kilos de crevettes. Pour décortiquer une telle quantité, il fallait trouver un pays avec légion de jeunes femmes pauvres, corvéables, acceptant d’être payées au poids. Le Maroc, fraîchement dépecé par les institutions internationales, fait parfaitement l’affaire. (...)
La plupart du temps, elle épluche les plus petites crevettes, celles qui ne dépassent pas le gramme. Les plus grosses sont souvent envoyées se faire écrabouiller par l’un des 20 robots éplucheurs de l’entreprise GPC Kant, en Hollande. Sept kilos de chair en une journée, cela représente environ vingt kilos de crevettes (une crevette comporte environ un tiers de chair et deux tiers de carapace). À un gramme la crevette, on peut estimer que Fatima épluche environ 20 000 crevettes par jour, soit 60 000 mouvements quotidiens de torsion des poignets, de pinçage des bouts de doigts, de glissage de la chair vers les récipients. Mieux vaut avoir des tendons, des fléchisseurs, des abducteurs et des ligaments en acier. (...)
Le cartel de la crevette
Pendant des siècles, les crevettes hollandaises étaient décortiquées par les femmes et les enfants des pêcheurs de crevettes, à Zoutkamp, Urk ou Volendam, aux Pays-Bas. En 1984, une sombre affaire de retraités hollandais décédés après avoir avalé des crevettes cocktail bourrées de staphylocoques à Utrecht aurait scellé une délocalisation qui était déjà sur les rails : ce sera la ruée vers l’Europe de l’Est. Après avoir fait venir des milliers de travailleuses marocaines et tunisiennes dans le pays des polders pour décortiquer les crevettes, les industriels, à commencer par Heiploeg et Klaas Puul, les deux grosses cylindrées qui contrôlent 80 % du marché européen, ont fait le choix des anciens pays communistes pour exécuter cette tâche pénible et répétitive.Le cartel de la crevette
Pendant des siècles, les crevettes hollandaises étaient décortiquées par les femmes et les enfants des pêcheurs de crevettes, à Zoutkamp, Urk ou Volendam, aux Pays-Bas. En 1984, une sombre affaire de retraités hollandais décédés après avoir avalé des crevettes cocktail bourrées de staphylocoques à Utrecht aurait scellé une délocalisation qui était déjà sur les rails : ce sera la ruée vers l’Europe de l’Est. Après avoir fait venir des milliers de travailleuses marocaines et tunisiennes dans le pays des polders pour décortiquer les crevettes, les industriels, à commencer par Heiploeg et Klaas Puul, les deux grosses cylindrées qui contrôlent 80 % du marché européen, ont fait le choix des anciens pays communistes pour exécuter cette tâche pénible et répétitive. (...)
Il est comme ça, Hendrik : sans retenue aucune quand il s’agit de qualifier celles qui lui ont permis de rentrer dans la liste des 1 000 Hollandais les plus riches (avec une fortune estimée entre 31 et 35 millions d’euros en 2016). Sa richesse, le « parrain du cartel de la crevette »6 l’a bâtie à la sueur des phalanges marocaines. Car dans les usines marocaines, on n’embauche que des femmes. « Je n’ai jamais vu un homme décortiquer les crevettes », s’était étranglé Nienhuis avant de lancer un petit râle : « Les femmes ont de meilleures mains pour ça, plus fines, plus précises. Les hommes, c’est… Comment dire ? Non, ça ne va pas. » Nicole résume : « Si je comprends bien, les ouvrières c’est que des femmes, et les patrons c’est que des hommes. » (...)