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Les décharges : un marché juteux et fort polluant
[ENQUÊTE 1/4] #decharges #déchets #eau #nappePhréatique #lixiviats #sols #dioxine #pollution
Article mis en ligne le 26 septembre 2022

Décembre 2021, Saint-Chamas, au bord de l’étang de Berre, au nord de Marseille. Un hangar métallique gigantesque vomissait des déchets en fusion dans une odeur épouvantable. Des fumées toxiques saturaient l’air des environs. Les taux de particules fines mesurés étaient « équivalents à ceux de Pékin », dit Dominique Robin, directeur général d’AtmoSud, l’organisme de contrôle de qualité de l’air dans la région. Pendant près d’un mois, l’incendie a ravagé cet entrepôt rempli jusqu’au toit de déchets industriels banals, des DIB dans le jargon administratif : des emballages carton, du plastique, de la ferraille dont des entreprises cherchent à se débarrasser, moyennant finance. Recyclage Concept 13, la société à qui appartient le hangar, détenait une autorisation d’en stocker 1 000 mètres cubes. Sur place, les pompiers en ont découvert trente fois plus…

Saint-Chamas n’est pas le premier entrepôt de ce type à prendre subitement feu.

(...) Ce que révèlent ces incendies successifs est que la gestion des déchets a une fâcheuse tendance à dériver vers des pratiques à la limite de la légalité. La nature même des déchets (peu ragoûtants), et la nécessité absolue pour les industriels comme pour les autorités de s’en débarrasser, favorisent un business lucratif et peu surveillé. Qui attire la convoitise d’entreprises, légales ou criminelles, à la recherche de profits. (...)

Début mai 2022, après une enquête de l’Oclaesp (Office central de lutte contre les atteintes à l’environnement et à la santé publique), dépendant de la gendarmerie nationale, cinq personnes ont été arrêtées et mises en examen, entre autres, pour « gestion, transport, exportation et abandon irréguliers de déchets en bande organisée, escroquerie en bande organisée et infractions à la réglementation sur les ICPE [1] ». Parmi elles, Richard Perez, un Nîmois de 58 ans, surnommé « le roi des poubelles » dans la presse locale. (...)

D’après Dominique Laurens, procureure de la République de Marseille, ce trafic organisé aurait été extrêmement lucratif pour ces exploitants et aurait permis l’export illégal de 26 000 tonnes de déchets entre octobre 2020 et février 2021 vers l’Espagne. L’instruction est toujours en cours.
La décharge : méthode préférée des Français

Il faut dire que le gâteau est imposant. En 2018, 63 millions de tonnes de déchets industriels ont été produites en France d’après l’Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie (Ademe). Si l’on ajoute les déchets que nous jetons dans nos poubelles grises, les chiffres s’affolent. (...)

En moyenne, un Européen produit 505 kilogrammes d’ordures ménagères par an d’après l’institut Eurostat. Avec 525 kg/habitant/an, la France se situe au-dessus de cette moyenne.

Où sont envoyés ces déchets ? La plus grande partie finit sa course dans des décharges. (...)

En langage administratif, on parle d’installations de stockage de déchets non dangereux (ISDND). Longtemps, elles ont constitué la méthode reine pour nous débarrasser de nos déchets. Conscient des limites de l’enfouissement, l’État a peu à peu limité l’envoi de déchets en décharge. Entre 2000 et 2018, leur quantité a diminué d’un tiers, d’après l’Ademe. (...)

La loi de transition énergétique pour la croissance verte votée en 2015 a confirmé cette volonté de réduction du nombre de déchets en décharges en visant une diminution du tonnage des déchets à traiter dans ces ISDND de -50 % en 2025 par rapport à 2010.

Ce qui n’empêche pas quelques entourloupes. (...)

Polluantes mais peu chères

Quelles sont les limites de l’enfouissement ? Les décharges ont vocation à accueillir uniquement des déchets dits « ultimes », autrement dit : des déchets non recyclables et non valorisables (c’est-à-dire brûlables pour faire de l’énergie). La putréfaction des déchets produit des gaz polluants. Si certaines décharges valorisent ces déchets via un procédé de méthanisation ou de production de « biogaz », la plupart se contentent d’enfouir simplement ces déchets, sans aucune valorisation énergétique. « Le méthane [un gaz particulièrement polluant] émis par l’ensemble de ces décharges représente à lui seul 20 % de nos émissions totales de méthane », assure Moïra Tourneur, responsable plaidoyer chez Zero Waste France. (...)

Artificialisation des sols, déchets enfouis au lieu d’être recyclés, émissions de méthane, riverains excédés par les odeurs : l’enfouissement des déchets permet certes de les rendre invisibles, mais il a un coût. Et pourtant, la mise en décharge reste encore massivement utilisée en France. La raison ? Des prix très attractifs. (...)

Décharges débordées, riverains excédés (...)

« C’est comme si vous aviez des poubelles entassées chez vous en permanence. Avant c’était très occasionnel, maintenant ça arrive quasiment chaque semaine. Vous ne pouvez pas ouvrir les fenêtres ou recevoir des amis », s’exaspère Didier Specioso, habitant d’un autre lotissement des alentours.

Excédés par les odeurs, les riverains ont filmé les camions de déchets entrant sur le site. Ici, seuls les déchets dits « ultimes » sont censés être accueillis. (...)

Non seulement la décharge enfouit des déchets illégaux mais elle a surtout la panse bien pleine. Et cela ne date pas d’hier. (...)

faute d’alternative pour se débarrasser de nos déchets à des tarifs attractifs, l’État donne carte blanche à Suez pour continuer l’enfouissement de nos déchets. (...)

En Corse l’impossible traitement des déchets

Un autre cas emblématique permet de mesurer les limites de l’enfouissement de nos déchets : la Corse. L’île était naguère dotée de trois sites d’enfouissement. Après la fermeture de la décharge de Vico (Corse-du-Sud) fin 2016, seuls deux centres peuvent encore accueillir les déchets produits sur l’île : Prunelli di Fiumorbu (Haute-Corse) et Viggianello (Corse-du-Sud). Plus pour longtemps. Les deux sites sont complètement saturés. Chaque année, l’île doit enfouir 160 000 tonnes, conséquences directes de l’explosion du nombre de déchets durant la saison touristique. (...)

En novembre 2019, après une énième extension de la décharge de Viggianello, un groupe de riverains et de militants réuni sous le collectif Valincu Lindu a choisi de dire non à cet agrandissement et a bloqué le site. Un ras-le-bol accentué par le sentiment que les communes rurales accueillent les déchets des grandes villes corses et en subissent les nuisances. Une nouvelle décharge doit voir le jour à Giuncaggio, près de Corte, malgré les risques d’atteintes à l’environnement dans un site naturel menacé.

À la rentrée 2020, la situation est devenue critique : des milliers de déchets jonchaient les rues des villes corses. Le Syvadec (Syndicat public de valorisation des déchets corses) a alors recouru à un marché « d’urgence impérieuse », sans procédure d’appel d’offres, afin d’exporter les déchets corses vers le continent. Plus de 21 000 tonnes de déchets en putréfaction, compactés dans des « balles » de plastiques bleus, ont été envoyées par bateau en quelques semaines durant le mois d’avril 2020 vers les incinérateurs de Fos-sur-Mer (Bouches-du-Rhône), de Nice (Alpes-Maritimes) et de Bollène (Vaucluse). Au grand dam des riverains. (...)

« Nous n’avons rien résolu, on va encore vivre une crise des déchets en Corse », soupire Marie-Dominique Loÿe, de l’association Tavignanu Vivu, mobilisée contre la création de la nouvelle décharge à Giuncaggio. (...)

Une situation inextricable qui semble bénéficier à quelques-uns. « Ce n’est pas une crise, c’est un système. La gestion des déchets est devenue une industrie très rentable, convoitée par des groupes industriels. La porosité entre les milieux politiques et des entrepreneurs avides nous ont menés à cette situation » (...)

126 incinérateurs de déchets en France : la mégapollution [ENQUÊTE 2/4]

La combustion des déchets libère énormément de CO2 et un cocktail de gaz polluants. Dans le Val-de-Marne, un incinérateur XXL fait « flipper » les habitants. (...)

(...) Plusieurs catégories d’incinérateurs existent : la plupart brûlent des déchets non dangereux (c’est le cas de celui d’Ivry), d’autres s’occupent de certains déchets seulement (hospitaliers, boues d’assainissement ou déchets dangereux). Certains valorisent l’énergie produite, d’autres ne le font pas. En tout, les incinérateurs ont brûlé 13 millions de tonnes de déchets ménagers en 2018 selon l’Ademe [1] (+15 % depuis 2000). (...)

Les incinérateurs sont exploités à 90 % par les géants du secteur (...)

Au lieu d’imaginer une alternative pour traiter les déchets produits sur ses communes, le Syctom a choisi d’investir à nouveau dans l’incinérateur. « Résultat : en Île-de-France, 95 % des déchets alimentaires finissent à l’incinérateur ou en décharge, le tri est ridicule », détaille Alice Elfassi, responsable plaidoyer chez Zero Waste France et spécialiste des questions liées à l’incinération.

Depuis 2019, des grues immenses s’affairent : l’usine se modernise. Certes, l’objectif est de réduire de moitié le volume de déchets incinérés — de 700 000 à 350 000 tonnes de déchets dès 2023 — mais la méthode d’élimination des dits déchets n’est pas remise en question. Pour diminuer le brûlage, l’idée est d’augmenter le compostage, en récupérant les matières organiques qui peuvent l’être. (...)

Ce tri réalisé après collecte, et non en amont, est décrié par les associations environnementales : la matière organique est trop souvent criblée de polluants en tout genre (chimiques, métaux lourds ou plastiques). Cette dernière est ensuite vendue comme du compost que l’on retrouve dans des exploitations agricoles. Ce qui a amené les rédacteurs de la loi de transition énergétique pour la croissance verte à qualifier ces méthodes de « non pertinentes ». Un référé, en cours d’instruction, a d’ailleurs été déposé au tribunal administratif par un collectif de riverains contre ce projet d’UVO.

La réalisation des installations d’Ivry-sur-Seine a un coût énorme : 2 milliards d’euros d’argent public. Une somme divisée entre Vinci pour la construction des deux usines et Suez Environnement pour la gestion du site durant vingt-trois ans. Ce coût se double d’un inconvénient de taille : une pollution massive. (...)

en pleine urgence climatique, les incinérateurs apparaissent de plus en plus comme des pollueurs géants anachroniques. « Les industriels qui exploitent les incinérateurs nous vendent beaucoup la “valorisation” de l’énergie produite par la combustion, mais ils oublient leur impact sur l’environnement », rappelle Alice Elfassi, de Zero Waste France. D’autant que, contrairement aux centrales électriques (et notamment celles fonctionnant au charbon), les incinérateurs ne sont pas régulés par le système d’échanges de quotas d’émissions de CO₂ de l’Union européenne (SEQE-UE). Leurs émissions ne sont donc pas prises en compte dans ce système d’échanges et de compensation. (...)

Cela devrait changer : en mai dernier, au terme d’âpres négociations, un accord a été trouvé au sein du Parlement européen afin que l’incinération des déchets soit incluse dans le marché du carbone européen à partir de 2026. Au passage, les eurodéputés donnent deux ans à la Commission pour évaluer la possibilité d’inclure d’autres processus de gestion des déchets dans le Système d’échange de quotas d’émission de l’UE, en particulier les décharges, elles aussi très polluantes. (...)

Cocktail toxique

Si l’on s’est jusqu’ici focalisé sur le CO₂, le cocktail de polluants émis par les incinérateurs est bien plus chargé : dioxyde de soufre (SO2), monoxyde de carbone (CO), oxyde d’azote (NOx), ammoniac (NH3)... C’est pourquoi les contestations des riverains contre les incinérateurs se multiplient partout en France. À Échillais, en Charente-Maritime, en Seine-et-Marne, à Fos-sur-Mer, au nord de Marseille… les habitants se mobilisent contre ces gigaprojets dont ils subissent les nuisances. (...)

les dioxines font partie des plus préoccupantes. Émises sous l’effet de la combustion, elles sont classées cancérogènes pour l’humain par le Centre international de recherche sur le cancer. Ingérées, « elles peuvent provoquer des problèmes au niveau de la procréation, du développement, léser le système immunitaire, interférer avec le système hormonal et causer des cancers », détaille l’Organisation mondiale de la santé. Même à des doses infimes, elles sont dangereuses.

Il y a quelques mois, le collectif 3R a fait appel à la fondation Toxico Watch, une ONG néerlandaise référente dans l’analyse toxicologique des polluants émis par les incinérateurs. L’ONG analyse les épines d’arbres résineux, les mousses et les œufs produits dans des poulaillers à proximité de l’incinérateur. Au mois de février, le laboratoire a rendu son rapport. (...)

Conclusion : « Les résultats des analyses de dioxines à la fois dans les œufs et dans les végétaux se situent parmi les niveaux les plus hauts rencontrés en Europe. » Des valeurs de deux à quatre fois plus élevées que les valeurs limites européennes. (...)

« Découvrir que les œufs bio maison contiennent autant de dioxines, ça fait flipper » (...)

Résidus de combustion extrêmement polluants

De l’avis de plusieurs interlocuteurs interrogés, la réglementation en matière de dioxines est jugée insuffisante. (...)

Au-delà des émissions dans l’air, l’incinération comme méthode d’élimination des déchets pose une autre contrainte d’ampleur : les « mâchefers ». C’est ainsi qu’on appelle les imbrûlés, les incombustibles et les cendres restant après combustion. (...)

« Depuis toujours, les industriels ne savent pas quoi en faire, maintenant ils promettent leur “valorisation”. En réalité, ils finissent par les revendre à des sociétés de construction qui les utilisent comme sous-couche routière ou à des sociétés douteuses qui finissent par les stocker en décharge ou sur des terrains à l’abri des regards », précise Alice Elfassi.

Chaque année, Zero Waste France estime que l’incinération de nos déchets produit environ 3 millions de tonnes de mâchefers majoritairement écoulés sous forme de remblais routier, et 470 000 tonnes de résidus d’épuration des fumées à éliminer en installations spécifiques (anciennes mines, décharges pour déchets dangereux…).

Certains exploitants ont trouvé un autre débouché à ces résidus : les fours des cimenteries, bien plus chauds que ceux des incinérateurs. Ceux de la cimenterie exploitée par Lafarge, à Bouc-Bel-Air, située entre Aix et Marseille, par exemple. Là encore, qui dit combustion, dit pollution. Ceux qui trinquent ? Les riverains, à nouveau.