
Depuis les années 1970, la région de Gabès, dans l’est de la Tunisie, vit dans les fumées d’un immense complexe de transformation de phosphate, un minerai utilisé dans la création d’engrais agricoles. Dénonçant de nombreux impacts environnementaux et sanitaires, la population réclame désormais le démantèlement du site.
"Le peuple veut le démantèlement des usines !" Plusieurs milliers de personnes manifestent depuis samedi 11 octobre à Gabès, sur la côte est de la Tunisie, pour réclamer la fermeture d’un immense complexe de transformation de phosphate. Car ces usines, installées depuis 1972 et opérées par le Groupe chimique tunisien (GCT), sont accusées d’empoisonner les sols, les eaux et les habitants de la région. (...)
La colère des habitants avait explosé la veille lorsque des images diffusées sur les réseaux sociaux avaient montré des collégiens de la région inconscients, portés à bout de bras par les pompiers, avec des masques à oxygène sur le visage. La suite d’une longue série : au total, depuis le 9 septembre, au moins 310 personnes ont été hospitalisées pour des difficultés à respirer, vraisemblablement intoxiquées par des gaz toxiques, selon un décompte des ONG locales.
Et si aucune explication officielle n’a été fournie par les autorités, tous pointent du doigt un même responsable : les usines du GCT. "C’est un venin mortel", s’emportait ainsi dans le cortège Ikram Aiouia, une femme au foyer de 40 ans, dont le fils a été hospitalisé trois fois en deux mois. "J’ai senti des brûlures à la gorge", raconte ce dernier. "Ma tête était lourde et j’ai perdu connaissance."
Une capitale du phosphate (...)
Ce minerai noir, nécessaire à la fabrication d’engrais, est l’une des principales ressources naturelles du pays. Depuis cinquante ans, il est extrait dans le bassin minier de Gafsa, dans l’Ouest, puis est acheminé en train ou en camion vers le Golfe de Gabès, où il est lavé et traité. On y ajoute alors de l’acide sulfurique et de l’ammoniac pour le transformer en acide phosphorique. Il est ensuite chargé dans d’immenses cargos en direction de plusieurs pays du monde, dont la France.
Mais ce business hautement lucratif pour la Tunisie - il représentait ,17 % du PIB en 2020 - a un fort coût environnemental. D’abord, parce que pour transformer le phosphate, il faut beaucoup d’eau. Sept à huit mètres cubes sont nécessaires pour produire une tonne d’acide phosphorique, soit l’équivalent d’environ cinquante baignoires, rappelle un rapport publié en 2018 par la Commission européenne. De quoi vider peu à peu les sources naturelles de cet oasis.
Des millions de déchets rejetés dans la mer chaque année
Outre ce besoin excessif en eau, la transformation du phosphate engendre aussi des déchets particulièrement nocifs pour l’environnement. Selon le rapport de la commission européenne, la fabrication d’une tonne d’acide phosphorique engendre à elle seule cinq tonnes de déchets sous forme de boues saturées en métaux lourds et naturellement radioactives.
"Or, ces derniers, qu’on appelle des ’phosphogypses’ sont directement rejetés dans la mer Méditerranée", alerte Moaz Elbey, journaliste tunisien, auteur de plusieurs enquêtes sur le sujet. "Et les quantités sont astronomiques. (...)
Résultat : la biodiversité marine s’est effondrée. “On a perdu 93 % de notre biodiversité depuis les années 1970", dénonçait l’ONG locale Stop Pollution auprès de France info en 2023. "Il ne reste que 7 % des algues qui existaient avant et on est passé de 300 variétés de poissons à moins de 20."
Une explosion des maladies respiratoires (...)
Un complexe vieillissant
Devant ce sombre bilan, ONG et manifestants pointent désormais du doigt un nouveau problème de taille : la vétusté des infrastructures qui viendraient empirer la situation.
Pour Ahmed Guefrech, un élu local, cela ne fait aucun doute : les récentes vagues d’intoxication s’expliquent par "des équipements trop vieux" sur lesquels il y a "des fuites de gaz". (...)
Face à la fronde de la population, le président tunisien Kaïs Saïed a annoncé samedi dernier dépêcher une équipe des ministères de l’Industrie et de l’Environnement chargée de "faire le nécessaire". Mais plusieurs experts sont sceptiques sur la possibilité d’assainir un complexe inauguré il y a 53 ans.
Surtout, les autorités avaient promis en 2017 de démanteler le complexe qui emploie 4 000 personnes pour le remplacer par un établissement conforme aux normes internationales. Une promesse restée depuis lettre morte.
"La demande des habitants est aujourd’hui très simple : ils veulent l’application de cette promesse de 2017 et le démantèlement de ces usines polluantes", insiste sur l’antenne de France 24 Khayreddine Debaya, membre du mouvement Stop pollution. "Ces usines sont un danger pour les habitants et toute la région de Gabès."
Reste que l’État tunisien apparaît désormais en porte-à-faux sur ce dossier car l’exploitation des mines de phosphate est "un pilier fondamental" de l’économie pour le président Kaïs Saïed. Les autorités ont ainsi promis de quintupler la production d’engrais d’ici 2030 (d’environ 3 millions de tonnes par an à 14 millions) pour profiter de la hausse des prix mondiaux.
Pour les habitants de Gabès, la prochaine étape pourrait se dérouler devant la justice. (...)