
En demandant une nouvelle enquête sur ce phénomène, le gouvernement désavoue l’agence officielle Santé publique France
Où se cache le coupable ? Faire une croix scientiste sur la fatalité, refuser le hasard statistique, réécrire la vérité. Voilà, à la lisière de la médecine et du politique, de l’écologie et de l’épidémiologie, un fidèle reflet de notre époque : l’affaire dite des « bébés sans bras ».
Elle commence mi-septembre, avec quelques échos médiatiques concernant des enfants nés il y a plusieurs années dans le département de l’Ain et privés d’une main ou d’un segment de bras.(...)
le mystère reste entier, en dépit d’un protocole standardisé d’enquête visant à déterminer si, après recherche méthodique d’éventuelles expositions communes (prise de médicaments, exposition environnementale, etc.), ces malformations sont dues ou non au hasard.
À cette occasion, on apprend aussi que pour la surveillance des anomalies congénitales, Santé publique France coordonne un réseau national de six registres ne couvrant que 19% de l’ensemble des naissances. Une situation d’autant moins compréhensible que la surveillance et l’étude des malformations congénitales sont particulièrement complexes, en raison de la rareté des événements.(...)
On assiste alors à de nombreuses réactions médiatiques et politiques très critiques. À commencer par celle de l’écologiste et député européen Yannick Jadot qui, sur RTL le 8 octobre, accuse sans preuve les pesticides(...)
Après avoir tenu une conférence de presse aux côtés de deux anciennes ministres de l’Écologie, Delphine Batho et Corinne Lepage, pour réclamer « un système de surveillance renforcé de ces malformations inexpliquées », l’eurodéputée écologiste Michèle Rivasi relaie ces accusations le 19 octobre dans les colonnes de 20 Minutes.(...)
Face à elle, Ségolène Aymé, épidémiologiste et généticienne. « Emmanuelle Amar n’est pas une lanceuse d’alerte », réplique la directrice de recherche émérite à l’Inserm. Dans un communiqué transmis à l’AFP, elle dénonce les « mensonges » et « l’attitude irresponsable » de la directrice générale du Remera. Des « attaques calomnieuses », répond l’intéressée.
Le 16 octobre, Le Monde soumet à trois biostatisticiens –dont deux ont demandé à conserver l’anonymat– le rapport de Santé publique France. Et ces relecteurs de dénoncer des « erreurs méthodologiques “grossières’’, “indignes”, des marges de confiance “ubuesques” ».
Face à ces accusations, François Bourdillon, directeur général de Santé publique France, prend la parole sur France Info le 19 octobre pour défendre son agence et dénoncer une « campagne calomnieuse ». (...)
L’affaire prend une dimension politique, avec l’intervention de Didier Guillaume sur RTL ce même 19 octobre. Le nouveau ministre de l’Agriculture souligne que si des soupçons existent, « aucune preuve scientifique » ne permet d’accuser les pesticides : « Il faut que la science fasse son travail. »
Comment sortir politiquement de l’impasse ? Comment vider l’abcès ainsi constitué ? En ouvrant officiellement une nouvelle enquête.
Évoquée début octobre par François de Rugy, ministre de la Transition écologique, la décision a été confirmée le 21 octobre par la ministre des Solidarités et de la Santé Agnès Buzyn dans « Le Grand Jury » de RTL. La nouvelle enquête sera menée avec l’Agence nationale de sécurité sanitaire (Anses), pour bénéficier de « regards croisés » de médecins et de spécialistes de l’environnement.(...)
La ministre assure par ailleurs qu’il est « hors de question d’arrêter la subvention des registres des malformations », à commencer par le Remera –une annonce aussitôt saluée par Emmanuelle Amar.
Selon Agnès Buzyn, on observerait en France « entre quatre-vingts et cent naissances par an avec des malformations de membres ». Les causes peuvent être génétiques, liées à des contraintes physiques ou dues à des substances toxiques (provenant de l’alimentation, de l’environnement ou de médicaments, comme dans les dramatiques affaires de la thalidomide et du distilbène).(...)
Toutes ces possibles causes ont été méthodiquement écartées par la première enquête de Santé publique France. Mais l’agence est aujourd’hui publiquement désavouée par le gouvernement, qui ne peut se résoudre à accepter de voir ici un effet du hasard statistique ou, pire, de la fatalité –cette puissance occulte qui, selon certaines doctrines, déterminerait le cours des événements d’une façon irrévocable.(...)
Pour le professeur Flahault, une série de questions demeurent malheureusement encore sans réponse. « On parle d’anomalies “à la naissance”, mais a-t-on investigué le registre des malformations à l’origine des interruptions médicales de grossesse ? Ce type d’anomalies est particulièrement visible à l’échographie : avaient-elles été identifiées avant la naissance ? Les femmes s’étaient-elles vues proposer une interruption médicale de grossesse ? L’avaient-elles refusées ? Si oui, dans quelles proportions ? »
« On aimerait aussi en savoir plus sur les possibles “expositions” des mères, mais là encore dans le cadre de la méthodologie rigoureuse et appropriée du cas-témoins. On voudrait également connaître le bassin de population, et surtout de naissances, d’où proviennent les cas. S’il y a soixante-dix naissances malformées de ce type en France chaque année, cela veut dire une malformation de ce type pour 10.000 naissances. Combien de naissances annuelles sur le lieu de ces clusters de malformations ? »
L’épidémiologiste dit ne pas comprendre l’anonymat réclamé par les experts ayant critiqué, dans les colonnes du Monde, la méthodologie de Santé publique France : « Que redoutent-ils ? Ce n’est pas un débat d’idées, ni un problème politique, c’est une question d’ordre scientifique. »
Il faut selon lui savoir avancer à visage découvert, et avoir le courage de signer les critiques que l’on fait de la méthodologie retenue par les épidémiologistes de l’agence gouvernementale. Faute de quoi les soupçons de complotisme primeront sur la quête de la vérité. Et à la fin, contrairement aux souhaits de François de Rugy, c’est bien la fatalité qui risque fort de l’emporter.