
La République socialiste fédérale de Yougoslavie a été le seul pays dans l’histoire à avoir expérimenté l’autogestion durant presque toute son existence. L’autogestion était censée être l’essence du système social yougoslave et les Conseils de travailleurs en étaient le cœur. Les réussites et les échecs de cette expérience prennent une importance évidente du fait du retour des idées de démocratie participative et d’autogestion dans certains pays et dans certains courants du mouvement ouvrier 1.
(...) Retour historique sur la création des Conseils de travailleurs
L’autogestion ouvrière 2 ne faisait nullement partie du programme initial du Parti communiste de Yougoslavie (qui prit le pouvoir en 1945). Selon ce parti, l’économie se devait d’être sous le contrôle de l’État d’autant que les nationalisations devaient généraliser la propriété d’État. Le Bureau politique du Parti communiste était l’organe politique essentiel ; les syndicats étaient contrôlés par le parti et n’étaient qu’une simple courroie de transmission. Les Conseils de travailleurs ont été créés pour la première fois en 1949. Ils devaient servir d’organes consultatifs alors que la prise de décisions restait dans les mains des dirigeants d’entreprises nommés par l’État. Ce n’est qu’en juin 1950 que les Conseils de travailleurs sont devenus des organes de gestion par une loi de l’Assemblée fédérale populaire plaçant les entreprises d’État et les plus hautes unités économiques sous la gestion de collectifs de travail.
Les Conseils de travailleurs n’ont pas été créés suite à un mouvement conscient des travailleurs mais plutôt comme un sous-produit du conflit entre Staline et la direction du PC yougoslave. (...)
Évidemment, la direction yougoslave aurait pu choisir une autre façon de se différencier de l’Union soviétique. Mais l’introduction de l’autogestion comme alternative au système soviétique n’est pas non plus le fait du hasard. La plupart des dirigeants yougoslaves étaient des marxistes érudits. Il n’est ainsi pas surprenant qu’ils aient décidé de « retourner à Marx » et d’intégrer des idées qui, d’une façon ou d’une autre, étaient présentes durant la Commune de Paris et la Révolution d’octobre. Par ailleurs, le concept d’autogestion ouvrière, déjà connu dans le mouvement ouvrier et la théorie marxiste, s’opposait naturellement et de façon indiscutable à la pratique stalinienne de domination bureaucratique sur la totalité de la société, tout particulièrement dans le domaine économique. Ensuite, il était évident que les travailleurs, dans une économie centralement dirigée, ne pouvaient que manquer de motivation économique. Cela induisait la nécessité d’une gestion décentralisée. Si la décentralisation n’entraîne pas nécessairement le contrôle ouvrier, c’était la solution la plus appropriée dans le contexte yougoslave. (...)
L’arriération économique et culturelle la société yougoslave a eu un grand impact sur le développement de l’autogestion. La petite taille de la classe ouvrière à la fin de la seconde guerre mondiale – avec 75 % de la population vivant de l’agriculture 4 – a aussi influencé le projet des Conseils de travailleurs 5. Les travailleurs yougoslaves étaient d’origine essentiellement paysanne. Ils manquaient de qualifications professionnelles, sans parler de culture d’organisation et de lutte contre les autorités. La plupart de ces nouveaux travailleurs concernés étaient en fait souvent des ouvriers à mi-temps disposant d’un lopin de terre pour cultiver. Ils n’étaient pas habitués à la discipline du travail ouvrier ou au fonctionnement des Conseils de travailleurs. Leur manière de pensée était typiquement « petite bourgeoise ».
De plus, la société yougoslave n’a jamais développé ce type de culture politique démocratique qui était nécessaire à l’exercice de l’autogestion. Il y a toujours eu une culture politique autoritaire dans laquelle des leaders charismatiques jouaient les premiers rôles dans la vie sociale pendant que l’État était souvent vu comme bienveillant à l’égard du peuple. Ceci explique pourquoi les travailleurs yougoslaves n’ont pas su résister à la dégénérescence bureaucratique de l’autogestion. Dans le même temps, la direction du parti était face à un dilemme. D’une part, elle se devait d’approfondir le processus de transformation socialiste de façon à se démarquer du modèle soviétique et à se légitimer ainsi vis-à-vis des travailleurs yougoslaves. D’autre part, elle ne pouvait pas surmonter son manque de pratique de démocratie politique qui trouve son origine dans sa subordination à l’idéologie stalinienne et à ses relations internes centralisées. Dans la pratique, cette divergence ne pouvait être résolue que d’une seule façon : en introduisant une forme d’autogestion des travailleurs dans laquelle la bureaucratie et la classe ouvrière travaillaient ensemble – mais avec une prépondérance de la première. (...)
Les premiers Conseils de travailleurs ont été accueillis favorablement par la classe ouvrière et la société yougoslave dans son ensemble, mais il était clair dès le début que les limites dans lesquelles ils travaillaient était inacceptables. Une nouvelle loi fondamentale, ratifiée par le parlement fédéral le 27 juin 1950, constituait la base légale de l’autogestion ouvrière. Elle devait abolir la bureaucratisation excessive de l’économie, introduire une nouvelle démocratie et « établir progressivement la gestion des entreprises d’État et des plus grandes instances économiques par des collectifs de travailleurs selon les principes socialistes selon lesquels les travailleurs ont à gérer eux-même la production socialisée » (Préambule de la loi fondamentale) (...)
Le Conseil de travailleurs dans son ensemble, ainsi que chacun de ses membres, peuvent être démis à tout moment (article 3/2). Ceci rend les membres du conseil – à la différence des parlementaires qui ne peuvent être démis – responsables à l’égard de ceux qui les ont élus.
Le fait que les Conseils de gestion en tant qu’organes exécutifs aient eu une grande influence sur la gestion était le premier point faible de ce modèle d’autogestion ouvrière. Il est exact qu’ils étaient définis comme des comités élus et responsables devant les Conseils de travailleurs, mais ils étaient aussi responsables de la gestion des entreprises, conjointement avec le directeur, dans son fonctionnement quotidien. Pour ces décisions, le Conseil de gestion n’était pas seulement responsable vis-à-vis du Conseil des travailleurs mais aussi à l’égard des organismes d’État. Ceci a sérieusement restreint l’autogestion, en dépit de certaines limitations (dans l’article 6) des pouvoirs des Conseils de gestion. (...)