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Orient XXI
Le soulèvement de Bassora ébranle l’Irak
Article mis en ligne le 19 septembre 2018
dernière modification le 17 septembre 2018

Depuis trois mois, Bassora, l’une des principales villes irakiennes, est en état de révolte. Les habitants protestent contre la dégradation de leurs conditions de vie et de leur environnement, contre le gouvernement central corrompu et incompétent et les milices prédatrices.

L’Irak dépend totalement du pétrole et du gaz extraits des très riches gisements de Bassora pour financer son budget dont 17 % sont alloués à la région kurde (cette part a été réduite à 12,6 % dans le budget 2018, ce qui en a fait un obstacle à la constitution d’un nouveau gouvernement irakien). Celle de Bassora (où vivent 2 972 000 habitants, selon les estimations du ministère du plan en 2017) ne dépassait pas 5 % par an dans le meilleur des cas. Des fonds qui vont pour la plupart dans des projets de pure propagande sans lendemain destinés à servir de couverture au pillage de ces fonds par des groupes politiques influents agissant pour la plupart à Bagdad et liés d’une manière ou d’une autre à Téhéran.

Malgré l’effondrement des infrastructures urbaines, le gouvernement fédéral a suspendu depuis quelques années la part de 5 % qui revenait à Bassora des revenus de l’extraction, de l’exportation et du raffinage du pétrole et du gaz, et dont le versement devait être fait par semestre. Alors que ces sommes sont absolument nécessaires pour la reconstruction d’une ville dépourvue de vrais services dans les domaines de l’électricité, de l’eau, des réseaux de communication, d’assainissement et de santé publique.

PLUS DE CANCERS, MOINS DE TERRES AGRICOLES
Depuis son arrivée à la tête du gouvernement, Haïder Al-Abadi mène une politique de grande austérité financière qui a aggravé l’état d’abandon de Bassora et exacerbé les problèmes en matière de services rendus à la population. Le chef du gouvernement avance l’argument qu’il « a coupé les fonds aux corrompus » alors que les habitants de Bassora subissent des hausses de température à des niveaux mortels avec une pénurie d’eau, une hausse du niveau de salinité de l’eau quand elle est disponible ainsi que sa pollution.

Bassora connaît en outre un accroissement du nombre des malades du cancer et une régression de l’agriculture en raison de la mainmise des sociétés pétrolières étrangères sur un nombre croissant de surfaces agricoles en tant que « réserves pétrolières » (réservées aux investissements dans les hydrocarbures). Sans compter l’absence de nouveaux projets pouvant résorber le nombre important de chômeurs dans la région. (...)

Bassora est devenue un immense réservoir de chômeurs qui ne pensent plus qu’à se venger du gouvernement et du système politique. Selon les rapports officiels, le taux de chômage est de 7,8 %, mais des médias et des travaux académiques affirment que le taux réel est très au-dessus de celui annoncé par le gouvernement. Autre signe inquiétant à relever, l’extension massive de l’analphabétisme. (...)

L’Irak exporte 4,3 millions de barils/jour dont 3,5 millions proviennent des gisements de Bassora à travers ses ports et ses plateformes pétrolières flottantes donnant sur le Golfe. Il n’en demeure pas moins que la ville est négligée, tel un misérable village crevant de soif où les gens se suicident pour cause de pauvreté, meurent de cancers causés par la pollution ou périssent dans des affrontements tribaux.

UNE RICHESSE TRÈS TOXIQUE (...)

On enregistre chaque jour entre 15 et 20 cas de cancer chez les enfants, selon l’administration de l’hôpital oncologique des enfants construit sur subvention des États-Unis, mais sans aucune participation des fonds pétroliers de Bassora. Le centre de dépistage et de traitement du cancer souffre d’une pénurie aiguë de médicaments et n’arrive pas à prendre en charge le nombre croissant de malades. (...)

L’EMPRISE DES GROUPES ARMÉS LIÉS À L’IRAN (...)

Bassora s’enfonce dans les sables de la désertification, des problèmes sécuritaires, de la prolifération des drogues, de l’effondrement des services, de la généralisation de la corruption et de la domination de milices endoctrinées fortement liées au système du velayat al-faqih (« gouvernement du docte ») de Téhéran1. Ces groupes armés, qui disposent de façades politiques et s’affrontent pour gérer les ressources de la ville et y prendre le pouvoir, ont créé des réseaux de clientèle pour faire face à toute tentative de remettre en cause leurs intérêts. Ils dominent dans les administrations des établissements publics — qui gèrent des fonds importants, comme les ports — ou des institutions sécuritaires sur la base de quotas déterminés par les rapports de force. Ces groupes attirent de plus en plus de jeunes chômeurs qui sont enrôlés comme combattants. Ils se dotent ainsi d’un réservoir humain important de gens disposés à mourir ou à se suicider pour fuir la misère économique et un avenir désespérant.

Bassora dispose avec l’Iran d’un débouché terrestre et commercial et d’une frontière longue et compliquée à travers laquelle passent toutes sortes de drogues, thérapeutiques ou nocives, les dernières étant les plus nombreuses, notamment la « crystal meth » (méthamphétamine) très addictive, qui conduit au suicide après quelques mois de prise.(...)

La plupart des habitants souffrent de troubles psychiques aigus en raison de cette accumulation de problèmes et d’un profond sentiment d’oppression qui pousse en définitive au suicide directement ou à aller dans les manifestations et faire face aux balles réelles.(...)

Les autorités ont mésestimé la nouvelle vague de manifestations, elles ont cru qu’elle finirait, comme les précédentes, par s’essouffler sous l’effet de la répression des services de sécurité. Mais la situation a pris une tournure explosive et sanglante. Depuis le mois de juillet dernier (et jusqu’au 7 septembre), 25 personnes ont été tuées à Bassora et des centaines d’autres blessées. Le plus triste est que les gaz lacrymogènes qui provoquent des asphyxies et d’autres équipements répressifs sont importés de France et de l’Union européenne avec l’argent du pétrole de Bassora.

La crise à Bassora a explosé d’une manière inquiétante, au point de menacer d’effondrement le fragile système politique irakien. Tandis que les partis corrompus ont dévoilé, après la farce électorale du mois de mai dernier largement boycottée par la population, à quel point le régime se décomposait dans la quête d’intérêts particuliers, Bassora mourait de soif, de pollution toxique de l’eau et de privation d’électricité pendant près de 15 heures par jour.

La Commission irakienne des droits humains (Iraqi High Commission For Human Rights, IHCHR) a recensé près de 20 000 cas d’empoisonnement dus à la salinité et la pollution de l’eau. Avec l’arrivée de près de 1000 cas par jour dans les rares hôpitaux de la ville, les services de santé se sont effondrés et se sont retrouvés dans l’incapacité de prendre en charge les malades.

Bassora souffre d’un problème éternel de salinité de l’eau. Il atteint désormais des niveaux affolants.(...)

UNE TERRE SANS FLEUVE

Les indicateurs mondiaux de l’eau, notamment l’indice de stress hydrique prévoient que l’Irak sera une terre sans fleuve aux alentours de 2040. Les deux grands fleuves (le Tigre et l’Euphrate) n’atteindront plus l’aval final du Golfe. Dans huit ans (2025), les signes de sécheresse sévère seront clairement visibles à travers l’Irak avec un assèchement total de l’Euphrate au sud. Le Tigre, lui, ne sera plus qu’un petit cours d’eau aux ressources limitées. Bassora mourra de soif.(...)

Téhéran ne s’est pas contenté de capter l’eau douce, il a également utilisé les affluents secs pour déverser de l’eau de drainage salée vers le territoire irakien. Ces eaux nuisibles ont même inondé une grande partie de la bande frontalière entre l’Irak et l’Iran au niveau de Bassora. Même des postes frontaliers ont été affectés et se sont retrouvés contraints de battre en retraite vers l’arrière irakien pour éviter de subir les conséquences d’une inondation éventuelle. (...)

MESURE PROVOCATRICE DE TÉHÉRAN
Les services agricoles indiquent que la poussée saline iranienne a causé de grands dommages dans les régions proches du Chatt-al-Arab sur une profondeur de 100 km. Le directeur des services de l’eau confirme que la concentration saline provenant de la mer et des eaux de drainage iraniennes s’est accrue de manière inquiétante depuis juillet 2017. (...)

Une session parlementaire s’est tenue le 8 septembre pour débattre de la situation. Elle s’est transformée en un incroyable festival d’insultes diffusées en direct, entre responsables gouvernementaux, ministres et députés. Les participants n’ont débattu d’aucune solution réelle, ils ont quitté la salle climatisée pour leurs voitures blindées et sont repartis vers leurs luxueuses demeures au moment où Bassora enterrait les morts tombés dans les manifestations et que des familles cherchaient des médicaments pour leurs blessés alités dans les hôpitaux.

Bassora se soulève régulièrement, suivie par d’autres gouvernorats. Cette fois-ci le soulèvement a pris une tournure dangereuse. Les habitants ont en effet abandonné les tactiques des manifestations traditionnelles pour des moyens plus musclés : encercler les champs pétroliers, fermer les ports, les postes frontaliers et les voies commerciales avec Bagdad, allant jusqu’à incendier les édifices du gouvernement local et du conseil du gouvernorat, des sièges des partis, des milices et du consulat iranien. Ce qui n’a qu’une seule signification : la relation entre le régime politique et la population de Bassora s’est totalement effondrée. Celle-ci considère que le régime est un ennemi dont il faut se débarrasser pour réaliser leurs revendications et construire leur ville.

En dépit de l’ardeur patriotique des Basri pour l’Irak, ils caressent l’idée de la création d’une région qui leur serait propre, semblable au Kurdistan dans le nord. Certains vont encore plus loin, en évoquant l’idée d’une sécession. (...)

Ce genre de sentiment séparatiste va constituer une menace pour l’unité de l’Irak dans l’avenir si Bassora reste négligée. À titre indicatif, la dernière opération de modernisation des infrastructures à Bassora remonte à 1989, après la fin de la guerre irako-iranienne qui a entraîné la destruction de la ville.

Quand les Britanniques sont arrivés après 2003, ils ont acheté la stabilité auprès des milices en injectant 70 millions de livres sterling (78 millions d’euros) dans une opération de construction d’infrastructures qu’ils ont surnommée « Sindbad ». Mais l’argent s’est faufilé comme l’eau dans le sable pour aller financer les partis et les groupes armés. Les Britanniques sont partis depuis, conscients qu’ils avaient commis la pire des erreurs de leur histoire en finançant des sociétés locales fictives qui n’étaient en fait que des groupes armés qui ont pris pied avec force à Bassora, jusqu’à ce jour.