Tuzla, juin 2014. Il fait très chaud lorsque nous arrivons dans cette ville moyenne au Nord Est de la Bosnie. Comme presque toutes les villes de Bosnie, Tuzla est située dans une vallée très encaissée entourée de montagnes boisées. Ces montagnes cachent des hectares de sites industriels nichés dans le creux de la vallée : mines de charbon, de sel, la ressource naturelle historique de la région, ainsi que des usines chimiques de transformation de ces ressources. Du temps de la Yougoslavie, comme dans tous les pays de régime communiste, ces villes moyennes ont été dotées d’usines et la population y a vécu son âge d’or dans les années 70.
Chaque ville et village de Bosnie a payé son lot à la folie meurtrière de la guerre, même Tuzla, ville riche d’une longue tradition de lutte de classes et de solidarité ouvrière. Tuzla n’a heureusement pas connu de nettoyage ethnique mais a eu ses victimes : 70 jeunes assassinés le 25 mai 1995 au lieu de rencontre de la Kapija par la grenade d’un sniper. Sur les hauteurs entourant la ville se trouve un parc où le monument à la gloire des Partisans de Tito fait face aux tombes des innocents de 1995. En Bosnie on ressent encore la division profonde du pays, la douleur et la peur que cela ne recommence. (...)
en 2014, 20 ans après cette folie on peine à comprendre comment ce fut possible qu’on meure et qu’on tue pour un idéal nationaliste. La Bosnie, la Serbie, le Monténégro et le Kosovo ont tous un niveau de pauvreté similaire et un statut de seconde zone d’antichambre de l’Union européenne, qu’ils aient été auteur ou victime des guerres des années 90. Même la Croatie et la Slovénie entrées dans l’UE essuient un taux de chômage fulgurant, la désindustrialisation et les conflits sociaux. Comment se fait-il qu’on en soit arrivé là ? Le nationalisme ne fait plus recette car il n’a résolu aucun problème mais en a amené de nouveaux. De plus la construction des États nationaux s’est traduite par une expropriation des travailleurs au profit d’une nouvelle classe politique soutenue en Bosnie par les puissances occidentales. « Les puissances occidentales ont favorisé alors une nationalisation « ethnique » de la propriété des travailleurs yougoslaves et puis ont organisé une privatisation au profit des multinationales occidentales » (...)
Pendant vingt ans la promesse du rêve européen a tenu en haleine les travailleurs de Bosnie. Ils n’ont certes jamais oublié qu’en Yougoslavie ils étaient non seulement des propriétaires nominatifs mais aussi des gestionnaires réels de leurs usines et que cela leur réussissait. À Tuzla leur niveau de vie était satisfaisant. Mais les travailleurs ont finalement fait confiance à l’idéologie néolibérale et individualiste si puissante dans les années 90. En Pologne, les travailleurs ont cru aux paroles de Lech Walesa, leader du syndicat Solidarnosc, président de la République élu en 1990 et promoteur de la « privatisation populaire ». De même les citoyens de l’ex-Yougoslavie pensaient que la distribution d’actions aux travailleurs des usines publiques seraient finalement une autre forme d’autogestion plus moderne et compatible avec les technologies occidentales.
Vingt ans après ces illusions Tuzla ressemble à tant de petites villes décrépies de l’Europe de l’Est : le centre ville historique rénové par l’argent occidental est censé servir au tourisme comme à Sarajevo. Mais tout autour, la ville nouvelle autrefois si fière n’est qu’une suite d’immeubles délabrés et d’infrastructures dégradées. Tuzla a cependant eu la chance de conserver son université de 10 000 étudiants ce qui permet aux travailleurs licenciés de survivre sans devoir émigrer en Allemagne, destin de tout chômeur bosniaque. Les habitants sont en effet propriétaires des appartements et louent des chambres aux étudiants. (...)
Le 5 février 2014 Tuzla donnait le signal d’une nouvelle révolte ouvrière en Bosnie. Des jeunes brûlèrent un bâtiment public pour protester contre le gouvernement cantonal corrompu. La police riposta et des émeutes secouèrent la petite ville. Mais voici que les ouvriers du complexe chimique DITA, qui protestaient en vain depuis plusieurs années contre les privatisations, se sont joints au mouvement en lui apportant les traditions ouvrières de Tuzla : ils ont convaincu les jeunes de ne pas brûler les bâtiments publics parce qu’ils sont le bien commun des citoyens. Ils les ont aussi convaincu de soutenir les grèves contre les privatisations. Les jeunes dialoguèrent avec les policiers municipaux qui se sont avérés être leurs cousins ou leurs camarades d’école, réticents à tirer sur leur famille et leurs amis. Le gouvernement fédéral décida donc de remplacer la police locale par la police fédérale. Le véritable gouverneur de la Bosnie, haut représentant de l’ONU, autrichien, et le Délégué Spécial de l’UE menacèrent de donner de la troupe européenne, démontrant par là le véritable statut de l’État bosniaque – colonie de l’Union européenne. Alors, des mouvements de protestation éclatèrent dans 10 autres villes de Bosnie dont à Sarajevo. Même la République Serbska a été touchée avec des manifestations à Bajna Luka. Les manifestants exigeaient le départ des élites corrompues et la réforme du système politique hérité du cessez le feu de Dayton et imposé par les puissances occidentales, décentralisé à l’extrême et générateur de corruption à tous les échelons (municipal, cantonal et fédéral).
Tout comme en Bulgarie suite aux mouvements massifs contre la corruption en 2013, de nouvelles élections risquaient de finir en fraude électorale encore une fois faute de vrais changements dans la structure du pouvoir. Comment sortir de l’impasse ? Déjà des nervis nationalistes, adeptes de la Bosnie « pure » (sans les Serbes) pointaient aux manifestations. C’est alors que les militants de la gauche bosniaque, issus du mouvement étudiant de 2009 et organisés dans plusieurs groupes dont le mouvement Lijevi, ont eu l’idée d’organiser des Assemblées populaires, dites Plénums, dans les centres culturels publics existant encore dans chaque ville de Bosnie. Ces Assemblées populaires ont réuni de plusieurs centaines à plusieurs milliers de personnes et ont permis aux citoyens de laisser libre cours à leur parole longtemps étouffée, à leur colère, et aussi de formuler leurs revendications. La gestion des Plénums était une tâche difficile, assumée souvent par des femmes militantes, enseignantes à l’Université locale. Selon l’une d’elle, Jasmina Husanovic, « Le temps de parole donné n’était que de 2 minutes. En deux minutes aucun nationaliste ni aucun ultralibéral n’a pu retourner la salle à son profit, même si on a tout entendu comme promesses et comme bêtises ».
Les femmes ont donc joué un énorme rôle dans ce renouveau du mouvement ouvrier et social à l’Est. (...)
Actuellement, la direction organise des syndicats « jaunes » où elle appelle des gens qui n’ont pas protesté pour diviser les travailleurs. C’est pour contrer cela que les ouvriers de DITA ont crée le syndicat Solidarnost. Pour continuer à mettre la pression et pour lutter contre la criminalisation du mouvement des Plénums : des personnes sont toujours poursuivies pour « dégradations », « sabotage » et « atteinte à la propriété privée » depuis le mouvement ! De plus les syndicats sont très fragmentés. C’est pour cela que la lutte des Plénums a pour but d’unifier les syndicats pour un front commun.
Solidarnost est un syndicat ouvert à tous. On peut en être membre sans être un travailleurs de DITA. Cela élargit la base et constitue une école de lutte. Nous souhaitons que les chômeurs, les retraités et les étudiants rejoignent la lutte.
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En ce qui concerne ce que peuvent faire les militants européens, la gauche européenne peut nous aider en envoyant des militants médiatiser notre lutte et notre travail. Les gouvernements d’Europe et de l’UE doivent faire pression sur la Bosnie pour arrêter les privatisations mafieuses et annuler les anciens contrats de privatisation. Sinon le seul avenir est l’émigration. Nous voulons que la région revive, nous voulons vivre de notre travail et pour cela les ouvriers doivent contrôler la production. (...)
Pour Unilever, l’allemand Henkel, et l’américain Johnson et Johnson la privatisation mafieuse des entreprises locales des pays de l’Est est pain béni. En effet, la production de shampoing et de savon, voire de produits de beauté (L’Oréal !), est tellement lucrative à l’unité que c’est le marché qui a été le plus vite couvert et saturé par les produits occidentaux dès 1990 alors même que tous les pays de l’Est, de la Pologne à la Bosnie en passant par les fameux cosmétiques à la Rose bulgare possédaient leur propre industrie chimique et cosmétique. Comme par hasard alors que tout le monde doit se laver, ce sont les multinationales occidentales qui, depuis 20 ans, fournissent le savon et le shampoing avec un bénéfice considérable. On a juste laissé aux entreprise locales les détergents industriels bien plus difficile à vendre. (...)