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La psychiatrie française est-elle inhumaine ?
Article mis en ligne le 6 mars 2018

La découverte officielle de traitements « inhumains et dégradants » n’est que le symptôme de maux autrement plus profonds. Pour Slate.fr, les éclairages de trois psychiatres.

La psychiatrie n’intéresse plus guère les médias généralistes. Il y a belle lurette (environ un demi-siècle) que cette discipline ne fait plus recette aux rayons croisés de l’idéologie et de la politique. En France, les mirages de l’antipsychiatrie ont fondu, la psychothérapie institutionnelle se réduit à quelques îlots historiques, l’imagerie cérébrale et les neurosciences triomphantes tardent à prendre le relais thérapeutique. Quant à la psychanalyse, elle en est réduite à sa caricature –ou à la réécriture sans fin de sa propre histoire.

Et puis soudain, dans ce désert, une affaire sans précédent connu : la publication au Journal Officiel daté du 1er février, d’un rapport accablant concernant le CHU de Saint Etienne et son « pôle psychiatrie ». Un rapport signé par Adeline Hazan qui, depuis juillet 2014, occupe les fonctions de Contrôleur général des lieux de privation de liberté.

Elle résume les constats qu’elle a pu faire lors d’une visite réalisée du 8 au 15 janvier 2018 :

« Des situations individuelles, des dysfonctionnements et des conditions de prise en charge, qui permettent de considérer que les conditions de vie de certaines personnes hospitalisées, constituent un traitement inhumain ou dégradant au sens de l’article 3 de la Convention européenne des droits de l’homme. Les constats les plus graves intéressent les prises en charge aux urgences, les pratiques d’isolement et de contention, et l’exercice des droits des patients. »

« Sept patients faisaient l’objet de contentions au niveau des pieds et d’une ou des deux mains »
Au CHU de Saint-Etienne, les services de psychiatrie sont regroupés au sein d’un pôle qui comprend la psychiatrie adulte, la pédopsychiatrie, et des activités intersectorielles comme une unité d’urgences psychiatriques. La psychiatrie adulte dispose de 216 lits et 228 places, la pédopsychiatrie de 14 lits et 64 places. En dehors des hospitalisations programmées, tous les patients sont initialement pris en charge par les urgences générales du centre hospitalier. Or, depuis plus de cinq ans, les patients qui sont initialement accueillis aux urgences générales du CHU peinent à pouvoir être hospitalisés dans une unité d’hospitalisation complète ou à l’unité de post-crise appelée « urgences psychiatriques ».

« Ce dysfonctionnement majeur a conduit les soignants à accepter l’instauration de pratiques contraires au droit comme d’ailleurs à leur volonté première. En effet, les contrôleurs ont constaté, au moment de la visite, la présence aux urgences générales du CHU, de vingt patients relevant de la psychiatrie en attente de places. Treize de ces vingt patients attendaient allongés sur des brancards dans les couloirs même des urgences. Sept patients faisaient l’objet de contentions au niveau des pieds et d’une ou des deux mains. Deux de ces patients attachés étaient en soins libres, les autres étant en soins sans consentement à la demande du représentant de l’État ou à la demande d’un tiers. »

« Ces sept personnes se trouvaient aux urgences depuis des durées allant de quinze heures à sept jours, cinq étant présents depuis plus de trois jours. Ils n’avaient pu ni se laver, ni se changer, ni avoir accès à leur téléphone portable. Trois d’entre eux devaient user d’un urinal posé le long de leur jambe sur le brancard au-dessus du drap. Or aucun de ces patients ne présentait d’état d’agitation, certains demandant juste à pouvoir être détachés, sans véhémence, dans une forme de résignation et d’acceptation. Les contentions étaient visibles de toute personne circulant dans les couloirs des urgences, notamment des patients souffrant d’autres pathologies et de leurs familles. Les entretiens avec les médecins et infirmiers, comme la délivrance des traitements, s’effectuaient sans aucune confidentialité. »

Ces constats ont aussitôt conduit Adeline Hazan à formuler des « Recommandations en urgence relatives au centre hospitalier universitaire de Saint-Etienne (Loire) ». Agnès Buzyn, ministre des Solidarités et de la Santé a été la première destinataire de ces recommandations. Un délai de trois semaines lui était alors donné pour répondre, mais la ministre a gardé le silence. En revanche le contrôleur a reçu un courrier du directeur de l’hôpital, daté du 23 janvier, qui témoigne « d’une réelle volonté de changement ». Ce directeur d’un hôpital fortement endetté connaît désormais sa feuille de route : faire cesser immédiatement les atteintes aux droits et prendre dorénavant en charge les patients dans le respect de la dignité des personnes. (...)

Interrogée sur le manque de moyens financiers mis en avant par les soignants, la ministre se limitait à dire qu’au vu de la faiblesse et de la souffrance du secteur psychiatrique elle « souhaitait que les moyens de cette discipline soient préservés. » Loin d’espérer une augmentation des moyens, on en restera donc, au mieux, à un statu quo.

Comment la communauté psychiatrique française perçoit la situation présente (...)

Dr Bernard Granger, professeur de psychiatrie (Université Paris Descartes), et médecin des hôpitaux de Paris :

« La situation stéphanoise, caricaturale ou caricaturée, résulte du manque de lits d’aval et d’un manque de moyens humains, alors que le pôle de psychiatrie est bénéficiaire et que l’on refuse au chef de ce pôle ce qu’il demande pour travailler dans de meilleures conditions. Dans beaucoup d’hôpitaux, les responsables des structures de psychiatrie vivent cette situation.

« Les moyens déployés sont insuffisants. De plus, dans nombre d’hôpitaux universitaires ou généraux, les sommes allouées à la psychiatrie par l’État sont détournées pour d’autres fins, souvent pour combler les déficits hospitaliers provoqués mécaniquement par ce même État. »

Dr Bernard Granger

Il y a près de dix ans dans Le nouveau Moyen Âge psychiatrique (Psychiatrie, Sciences humaines, Neurosciences) Thierry Haustgen, psychiatre, écrivait : “Depuis trois ans se multiplient sur les rayons des librairies les ouvrages dénonçant l’état alarmant des soins psychiatriques en France. Ils émanent tantôt de praticiens de terrain, tantôt de journalistes d’investigation. […]. Si les causes du mal et les remèdes varient d’un auteur à l’autre, tous s’accordent sur le diagnostic.”

Ces mêmes lignes pourraient être reprises aujourd’hui. La situation ne s’est pas arrangée (...)

Dr Pierre Zanger, psychiatre, vice-président de SOS Addictions :

« Le plan de “12 mesures d’urgence” annoncé par Agnès Buzyn ne fait que poursuivre et pérenniser une politique qui, depuis quelques quinquennats, porte atteinte à la solidarité et au minimum de soins dont les patients “accueillis” en psychiatrie publique devraient pouvoir bénéficier.

« Des caméras qui pullulent comme des champignons, bientôt des gilets voire des matraques pour “protéger” les soignants, le fléau de la mise en chambre d’isolement et celui de la contention, sans même parler de la fermeture à clé des services, y compris ceux qui sont dits “libres”. »

Dr Pierre Zanger

“On peut dénoncer des conditions de travail parfois très dures, ainsi que des conditions d’hospitalisation parfois dégradés, mais il faut être attentif à ne pas généraliser les situations dramatiques que l’on peut observer dans certains endroits”, nous dit la ministre des Solidarités et de la Santé… Non. Nous ne généralisons pas ces situations artificiellement par la parole, nous constatons dans la réalité le fait que ces situations continuent de se généraliser. Ces situations dramatiques sont en constante augmentation depuis une vingtaine d’années, et que c’est l’absence de prise en compte par les pouvoirs publics qui en est responsable.(...)

Bien sûr, des mesures sont prises régulièrement : d’autres instances sont créées, censées défendre les droits des patients. Mais plus elles se multiplient, plus les “abus” sont nombreux, et plus elles finissent, malgré elles, par les cautionner. Des “abus” présentés comme des “effets indésirables d’un traitement” voire comme un “incident” là où il s’agit d’une nuisance iatrogène, d’une maltraitance institutionnelle. Des effets pervers d’une politique qui n’est pas critiquée, mais au contraire poursuivie avec constance et brutalité.

Il y a eu et il y a pourtant des investissements, avec la multiplication des types et du nombre de nouvelles unités d’enfermement (UMAP, USIP, UHSA, UMD), unités auxquelles certains patients préfèrent de plus en plus la prison... Et quand on sait ce que vivent les malades mentaux (je pense aux psychotiques) en prison, on devrait fortement s’inquiéter d’une telle préférence.

On assiste à la multiplication des chambres d’isolement, honteusement rebaptisées chambres de “soins intensifs”, alors que c’est de rupture de lien, de solitude dont souffrent ceux qui y sont abandonnés. Or elles sont souvent aménagées le plus en périphérie des services, le plus à l’écart. La sangle ne remplace pas le lien humain. (...)

Pr Jean-Pierre Olié (Académie nationale de médecine) :

« L’attention portée par Agnès Buzyn à notre spécialité ne fait pas de doute. Les observations de Mme Hazan face à la situation de malades mentaux “oubliés” des heures durant sur un brancard des urgences du CHU de Saint-Etienne ou apparemment trop “aisément” contentionnés dans les unités d’hospitalisation de psychiatrie jettent le discrédit sur l’ensemble de la spécialité.

« Il est possible de longtemps mal travailler en psychiatrie sans que cela se voit. À l’inverse, un travail de qualité est rapidement perceptible. Les crédits alloués aux établissements psychiatriques ne doivent plus se faire sans un effort d’évaluation : de l’offre, de sa qualité, de ses résultats… »

Pr Jean-Pierre Olié

Plus que des enveloppes budgétaires, c’est une réflexion pour une meilleure organisation de l’offre de soins qui, en urgence, s’impose. Notre pays n’est pas avare en dépenses pour la santé mais la psychiatrie ne doit plus être la variable d’ajustement budgétaire dans les hôpitaux généraux. Quant aux psychiatres, ils doivent concentrer leur temps de travail sur leur cœur de métier et laisser d’autres professionnels, infirmiers et psychologues, exercer leurs compétences au bénéfice des patients.

Désormais, il n’y a pas davantage lieu de croire en l’existence d’écoles divergentes de psychiatrie que d’écoles de cardiologie ou d’autres spécialités médicales. La psychiatrie a atteint un niveau de maturité, c’est-à-dire de connaissances, de savoir-faire et de thérapeutiques ayant fait la preuve de leur efficacité... voire de leurs limites. Dès lors, tout patient est en droit d’exiger que lui soient proposés ces outils, qu’ils soient biologiques, psychothérapiques ou autre. C’est encore, hélas loin, d’être le cas… (...)

Plus d’un Français sur quatre souffre, ou souffrira, d’une affection ou de troubles psychiques, justifiant une adaptation de l’offre de soins psychiatrique à des demandes nouvelles : de la prévention de l’épuisement professionnel au repérage des troubles anxieux ou dépressifs, de la prise en charge des addictions à celle des troubles des conduites alimentaires, de la compréhension des troubles du développement de l’enfant à la prise en compte des souffrances liées au vieillissement...

Or la formation des futurs psychiatres est encore bien loin prendre en compte ces évolutions.