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Terrestres
La nature de leurs limites
À propos de Gaultier Bès, Marianne Durano, Axel Nogaard Rokvan, Nos limites. Pour une écologie intégrale, Paris, Le Centurion, 2014.
Article mis en ligne le 10 mai 2019
dernière modification le 9 mai 2019

S’inquiéter de la crise climatique implique-t-il de dénoncer le divorce, la pilule, la progression de l’égalité des droits, de s’opposer à la lutte contre les stéréotypes à l’école, à l’égalité des femmes célibataires ou des lesbiennes face à la PMA ? On serait tenté de répondre par la négative, au regard du soutien apporté habituellement par les mouvements de l’écologie politique en Europe à ces revendications des mouvements des femmes et LGBTQI, issus comme eux de la contre-culture des années 1970. C’est pourtant cette position qu’ont choisi de défendre, en publiant Nos limites1 en mai 2014, Gaultier Bès et Marianne Durano.

Ils posaient là le premier acte qui, avec la parution de la revue Limite à partir de septembre 2015, proposait de construire ce qu’ils nomment une écologie intégrale, concept que l’on retrouve dans un sens très différent (lien entre questions environnementales, sociales et spirituelles) dans l’encyclique Laudato Si du pape François en mai 20152. Le livre paraît à la suite du mouvement de la « Manif pour tous » contre l’égalité devant le mariage pour les couples LGBT auxquels les auteurs ont participé au sein du groupe « Les Veilleurs ». L’ouvrage rend visible les fondements philosophiques et théologiques de ce courant, à savoir une vision conservatrice de la loi naturelle catholique et une approche communautarienne de la société dans la tradition de la pensée contre-révolutionnaire française. Il reste à voir s’il apporte quelque chose à la pensée écologiste. (...)

L’ouvrage dénonce le plastique, le nucléaire, le gigantisme, la technique, … La plupart des thématiques écologistes sont reprises (« moins mais mieux », relocaliser, agir local, etc.). Pierre Rabhi, Ivan Illich, Jacques Ellul et Bernard Charbonneau sont cités (tandis que d’autres ne le sont jamais, comme André Gorz ou Serge Moscovici, nous verrons pourquoi). Ces thèmes ou auteurs sont systématiquement liés aux questions de morale sexuelle et familiale. (...)

Un paragraphe commence par la critique des pesticides écotoxiques pour ensuite principalement dénoncer les opérations de changement de sexe, la PMA et la GPA ; le tout regroupé sous le titre « De la mainmise sur le vivant à la négation de l’homme »6. Un effet d’écriture récurrent consiste à produire un énoncé principal proposant une idée partagée par la plupart des écologistes suivi par une liste où sont glissés – comme autant de chausses-trappes – des exemples sur les questions sociales qui attirent l’accord des gens de gauche et des exemples sociétaux qui vont dans le sens de la famille traditionnelle. Logique de l’amalgame ? Confusionisme intentionnel ?

Ce glissement systématique de l’écologie au familialisme traditionnel s’enracine dans une certaine anthropologie qui expliquerait la crise écologique. Chez ces auteurs, la crise écologique ne trouve pas son origine dans le capitalisme, qui reste chez eux un concept flou et peu cité dont la responsabilité est occultée : la logique du profit ou la propriété privée ne sont jamais remises en question ; le marché est en général cité pour dénoncer la libéralisation sexuelle et la fragilité des couples. La crise écologique ne s’explique pas non plus par une conception de la nature née des évolutions de la théologie naturelle au début du XIIIe siècle comme dans la fameuse thèse de Lynn White7. Le responsable est l’individu (le terme étant péjoratif pour les auteurs) décrit dans l’ouvrage comme dominé par des « désirs », des « appétits individuels », des « fantasmes », des « caprices » sans limite. La technique comme la société de consommation ou le marché ne sont critiqués qu’en ce qu’ils entraînent l’individu dans la course folle derrière ses fantasmes. Dénoncé à de nombreuses reprises, Mai 68 est l’origine du « rouleau compresseur libéral libertaire »8 qui pousse l’individu dans « un consumérisme débridé qu’encouragent les idéologies à la mode »9, idéologies non-citées mais dont le lecteur peut deviner qu’il s’agit par exemple des idées féministes, queer, sur le genre, etc. (...)

il faudrait des limites pour que, selon les auteurs, de Nos limites apparaisse la vraie créativité : « Promouvoir la limite, ce n’est pas brimer la créativité, c’est la rendre consistante en lui donnant un sens et un socle, c’est lui permettre de s’épanouir sans s’évanouir dans des pulsions aussi décevantes qu’éphémères »10. (...)

Ce débat s’articule alors autour d’une première question : s’agit-il principalement de contraindre ou de réinventer/réorienter les désirs, ou les deux ? Si on fait le choix de réorienter/réinventer, comment faire ? Si des contraintes sont nécessaires, de quelle nature sont-elles et comment en décider, ré-ouvrant le débat classique en écologie entre démocratie et pouvoir technocratique ou scientifique ? Les auteurs de Nos limites adoptent clairement le point de vue de la contrainte des désirs, sans jamais discuter de l’instance légitime pour en décider – démocratie, technocratie, pouvoir scientifique… –, car pour eux, les limites sont déjà là. Il faut circonscrire l’individu et la société par des « repères simples, stables et solides »15, par les « lois de la nature »16, les « traditions, écosystèmes, institutions, frontières »17, car nous n’accepterions plus « que nos désirs (…) soient limités par un quelconque donné »18. Les institutions ? L’une des seules institutions sociales défendue dans le livre est la famille. Ils regrettent qu’elle ne « soit plus un fait indubitable mais un choix subjectif toujours soumis à négociation »19. Quelques pages plus tôt ils s’appuient sur un l’ouvrage de 1920 de l’écrivain catholique anglais conservateur G.K Chesterton, La superstition du divorce, s’opposant à ce droit au divorce et déplorent à plusieurs reprises son développement. Opposés aux familles homoparentales et à l’égalité des droits homos-hétéros, ils affirment leur refus de la PMA et de l’« idéologisation de l’enseignement qui à travers l’intrusion non-concertée de la déconstruction des stéréotypes de genre à l’école, abandonne la transmission des savoirs fondamentaux, consensuels et constructifs, pour imposer des objectifs partisans et potentiellement déstructurants »20. Comme exemples de la « souveraineté détournée »21, ils donnent le non-respect du « non » à la constitution européenne de 2005 et l’adoption du mariage pour tous. On comprend mieux alors quelles sont leurs cibles quand ils fustigent – sans les nommer – ce qu’ils appellent (en se revendiquant explicitement de Michéa) « la revendication d’un maximum de droits pour un maximum de gens »22. Les bonnes institutions sont celles qui découlent des « coutumes » et des « traditions ». Les écosystèmes ? Le thème est peu développé. En revanche, la nature est présente sous les termes de « rythmes et les lois de la nature »23. Pour l’humain, « notre nature »24 est un gros concept régulièrement utilisé mais toujours laissé dans le flou, jamais défini précisément comme de manière générale les termes de vie et de vivant. (...)

La conclusion du livre illustre parfaitement cet effacement du social et de l’environnemental avec leurs fonctionnements diversifiés derrière une unique nature métaphysique : « Défense du mariage, défense du bocage même combat ! [Il s’agit de la défense] des équilibres naturels »26. (...)

Cette vision conservatrice de la loi naturelle est loin d’avoir toujours été dominante dans le catholicisme. Si elle est le fond idéologique du catholicisme intégral d’extrême-droite depuis le XIXe siècle, elle fut principalement dominante dans l’institution catholique avec Jean-Paul II et Benoît XVI, période où se construit un ensemble de réseaux associatifs catholiques centrés sur la guerre culturelle contre la « culture de mort »27 et qui se mobilisent en France contre le mariage pour tous, mouvement dont sont issus les auteurs. (...)

Il faut prendre au sérieux la reprise par les auteurs de Nos limites de la formule de l’humoriste sapeur Camember des années 1890 : « Quand les bornes sont franchies, il n’y a plus de limites »34. Pour eux, l’humain a un contenu précis et limité – par exemple l’hétérosexualité, la famille nucléaire hétérosexuelle… – et donner des droits ou une reconnaissance aux réalités humaines et sociales qui ne rentrent pas dans ce contenu signifie dépasser la borne qui marque le contour du contenu. A partir de là, il n’y a plus aucune limite, puisque « La » limite « borne » a été dépassée… Il n’y a pas de différence entre le mariage pour tous et le clonage humain. Ils ne disent pas par qui et à quel moment ont été défini ce contour et ce contenu de l’humain. Une définition métaphysique – « notre nature » – semble à leurs yeux plus légitime que la délibération démocratique – dont il est difficile de dire qu’elle n’a pas donné lieu à débat – qui a abouti au vote du mariage pour tous.

Comme le soulignent Miguel Benasayag et Léo Coutellec, derrière leur apparente opposition, les bioconservateurs et les transhumanistes partagent la même conception de l’humain et de la limite (un contenu avec un contour fixe), les uns pour les conserver, les autres pour les dépasser. On peut s’accorder avec Benasayag et Coutellec pour refuser ce clivage (...)

Si nous combattons les grands projets inutiles, ce n’est pas parce qu’ils dépassent les bornes naturelles, morales ou religieuses, mais parce qu’ils dessinent un monde que nous ne voulons pas, un monde où le capitalisme est devenu un mode d’existence à prétention hégémonique. »35 (...)

L’autre insistance des auteurs de Nos limites – moins que dans l’ouvrage suivant de Gaultier Bès, Radicalisons-nous !36 – est la volonté d’une société « organique »37 avec une forte densité communautaire car sinon « elle explosera faute de cohérence et d’unité »38. Ils insistent sur le passé, les traditions, les liens sociaux car « la société n’est pas une somme d’individus quelconques à qui l’on pourrait accorder indifféremment un maximum de droits. C’est un organisme infiniment complexe et vulnérable… »39. Ce point de vue pourrait être partagé y compris par des personnes se définissant comme progressistes, « de gauche » s’il n’y avait au milieu de l’affirmation – une des chausses-trappes habituelles de leur écriture – une remise en cause de l’avancée vers l’égalité des droits. Oui, la société n’est pas que la somme des individus, elle est complexe et vulnérable, la question pouvant se poser étant celle de l’équilibre entre droits et traditions, individu et communauté. (...)

Le clivage entre communautariens de droite et de gauche se fait une première fois à ce niveau : de quoi parle-t-on avec le terme communauté (et ceux de valeurs, identité, visions du bien commun, modes de vie…) ? Parle-t-on d’une nation, avec un groupe majoritaire et/ou dominant (blanc, catholique, hétérosexuel…) qui impose les siens (vision des auteurs de Nos limites) aux groupes minoritaires car sinon « elle explosera faute de cohérence et d’unité »40 ? Ou parle-t-on de communautés plus restreintes : locales, religieuses, philosophiques, minorités sexuelles ou culturelles… dont les auteurs de Nos limites rejettent la croissance des droits (en fait, l’égalité) au nom de l’unité et de la cohérence de la société « organique » ? (...)

Pour les communautariens, la communauté est – et doit être – dense, elle précède les individus (thème récurrent chez Gaultier Bès et Marianne Durano). Pour les libéraux, une définition trop dense de la communauté est au contraire incompatible avec les exigences d’autonomie individuelle et de pluralité sociale. (...)

Il est difficile de positionner les uns et les autres sur le clivage droite-gauche français. (...)

Par leur virulente critique des droits accordés aux minorités sexuelles, l’insistance sur une communauté dense qui précède l’individu, sur un État qui doit renforcer le mode de vie « traditionnel » contre la montée des contestations minoritaires, les auteurs de Nos limites nous semblent se rattacher au courant communautarien de droite. (...)

Dans leur texte de 1934-1935 « Le sentiment de nature force révolutionnaire »55, Bernard Charbonneau et Jacques Ellul critiquent les courants qui revendiquent « le retour à la terre » : « si “ retour à la terre ” n’était pas une phrase qui milite à droite, nous serions tous d’accord pour l’accepter »56. « La droite voit dans le retour à la terre non pas une vie qui forge des hommes libres mais une soumission aux forces opprimantes de la nature (…) la société naturelle, c’est la société qui conservait les privilèges des classes possédantes »57.

Ellul découvre dans les années 30 en même temps le personnalisme de Mounier – qui insiste sur la personne et la communauté – mais aussi le marxisme – qui le rend attentif à la domination de classe – et la théologie du protestant Karl Barth qui anime en Allemagne une église résistante au régime nazi (l’Église confessante) et dénonce toute tentative de chercher dans les réalités terrestres, que ce soit la nature ou les institutions humaines (y compris traditionnelles comme la famille ou la patrie) une « société naturelle » issue de la volonté de Dieu. (...)

Il y a quelque chose de surréaliste à voir l’équipe de la revue Limite se revendiquer des idées d’Ellul et Charbonneau et en même temps construire sa pensée justement sur cette défense de la société naturelle. Ignorance du fond de leur pensée ? Récupération tous azimuts (surtout d’auteurs qui ne sont pas de droite) pour cacher la réalité de leur positionnement profondément conservateur, stratégie qui est depuis longtemps celle, par exemple, d’Alain De Benoist et plus récemment du Front national ? Cela interroge sur leur reprise de la critique de la technique ellulienne : le font-ils comme Ellul pour défendre la liberté de l’humain et dénoncer une nouvelle idolâtrie ou pour s’en prendre à l’artifice contre la loi naturelle… tombant dans une nouvelle idolâtrie, celle de la « nature », qui va à l’opposé de la pensée de Karl Barth, la colonne vertébrale de la pensée théologique d’Ellul. (...)

Conclusion : questions pour l’écologie

L’étude de Nos limites comme texte inaugural du courant « limite » nous semble montrer que ce dernier n’a pas grand-chose à voir avec l’écologie – telle qu’elle s’est développée comme mouvement social et de pensée depuis les années 1970 – mais bien être le dernier avatar de la pensée contre-révolutionnaire ancrée dans la théologie catholique la plus conservatrice. Le succès d’audience qu’il rencontre, le fait que des militants ou des intellectuels indiscutablement écologistes (José Bové, Jean-Pierre Raffin…) puissent ne pas le percevoir et donnent des interviews à leur revue ou une préface à un ouvrage montre qu’un certain nombre de questions restent à travailler pour l’écologie politique, associative et intellectuelle. (...)

Il ne s’agit pas de théoriser ex nihilo. Parmi les intellectuels qui ont pensé l’écologie, des bases solides chez Serge Moscovici ou Félix Guattari seraient à explorer de nouveau. Les acteurs sociaux, ceux des minorités actives d’hier ou des mouvements sociaux écologistes d’aujourd’hui, ont pensé, agi, écrit. Espérons que le parasitage de l’écologie par le courant limite déclenche au moins ce travail collectif de réflexion.