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le monde diplomatique
La médicalisation de l’expérience humaine
Mars 2018
Article mis en ligne le 15 décembre 2019

Une perturbation de l’humeur, des moments de chagrin ou de tension sont-ils toujours signes de maladie ? La psychiatrie européenne a longtemps su en évaluer la gravité et trouver les prescriptions appropriées, du médicament à la cure psychanalytique. L’industrie pharmaceutique incite en revanche, sous couvert de science, à transformer des difficultés normales en pathologies pour lesquelles elle offre une solution.

Devant la réalité de la souffrance psychique — l’une des plus importantes pathologies modernes — s’est mise en place, depuis quelques décennies, une machinerie diagnostique inédite, qui a pour objectif de rentabiliser cet énorme marché potentiel. Pour ce faire, il fallait en priorité remplacer la grande psychiatrie européenne, qui, grâce à des observations cliniques multiples et concordantes rassemblées durant les deux derniers siècles, avait répertorié les symptômes et les avait classés en trois catégories : les névroses, les psychoses et les perversions. Armé de ces connaissances, le clinicien de terrain pouvait établir un diagnostic et distinguer les cas graves de ceux qui étaient causés par des circonstances passagères. Il départageait alors ce qui demandait l’aide de médicaments de ce qui pouvait trouver une meilleure solution grâce à des entretiens.

Psychiatrie classique et psychanalyse étaient arrivées aux mêmes constats. Ces deux approches bien distinctes se sont ainsi corroborées et enrichies mutuellement. Le marché du médicament gardait alors des proportions raisonnables, ce qui a dû faire réfléchir « Big Pharma » (...)

L’entreprise de conquête de ce grand marché a commencé aux États-Unis, avec l’Association américaine de psychiatrie (APA) et son premier Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux (Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorders, ou DSM), en 1952 (1). En 1994, l’Organisation mondiale de la santé (OMS) aligne le chapitre « psychiatrie » de la classification internationale des maladies sur les nomenclatures du DSM-IV, ce qui conduit de nombreux pays à en faire autant. Il s’est ensuivi une inflation des pathologies répertoriées. Il y en avait 60 en 1952, et déjà 410 en 1994, dans le DSM-IV.
Éteindre le volcan

Les affaires sont les affaires ; il fallait que la méthode DSM soit simple : il n’est plus question de chercher la cause des symptômes ni de savoir à quelle structure psychique ils correspondent. Il faut seulement cocher les cases correspondant au comportement visible de celui qui se plaint. Cette pratique oublie qu’un symptôme n’est jamais une cause. L’entretien avec un psychiatre devient alors à peine nécessaire, puisqu’il s’agit seulement de répertorier des troubles de surface : troubles du comportement, de l’alimentation, du sommeil, bref, troubles en tous genres… jusqu’à la récente invention de troubles succédant aux attentats. À chacun correspond, merveille, son médicament. C’est dans ces eaux… troubles qu’ont été noyés les anciens diagnostics. Le lobbying de « Big Pharma » a gagné aussi les facultés de médecine, où l’on n’enseigne plus que le DSM. Mieux encore, il arrive que les laboratoires dispensent eux-mêmes les enseignements — de multiples conflits d’intérêts ont été dénoncés. La grande culture psychiatrique est oubliée, de sorte que, devant un patient, le nouveau clinicien made in DSM ne sait plus s’il a affaire à une névrose, à une psychose ou à une perversion. Il ne distinguera pas un problème grave d’un état circonstanciel. Et, dans le doute, il prescrira des psychotropes… (...)

Confucius recommandait au fils un deuil de trois ans après la mort de son père ; aujourd’hui, si vous êtes triste plus de quinze jours, vous êtes malade. On vous donnera des antidépresseurs, qui peuvent temporairement vous soulager, mais qui ne résolvent pas le problème… Seulement, comme il ne faut pas arrêter le traitement brutalement, la prescription dure parfois presque une vie.

Le marketing du DSM est simple : il suffit d’inventer à intervalles réguliers de nouveaux troubles, qui mêlent le pathologique et l’existentiel. (...)

Confucius recommandait au fils un deuil de trois ans après la mort de son père ; aujourd’hui, si vous êtes triste plus de quinze jours, vous êtes malade. On vous donnera des antidépresseurs, qui peuvent temporairement vous soulager, mais qui ne résolvent pas le problème… Seulement, comme il ne faut pas arrêter le traitement brutalement, la prescription dure parfois presque une vie.

Le marketing du DSM est simple : il suffit d’inventer à intervalles réguliers de nouveaux troubles, qui mêlent le pathologique et l’existentiel. Ce qui est assez facile, puisque l’existence s’appuie sur ce qui cloche pour aller de l’avant. Ce qui ne va pas — dans notre vie — nous donne de l’énergie pour nous en sortir. Il faut pleurer avant de rire. Nous courons sur un volcan : éteindre le volcan avec des médicaments qui sont autant de drogues, c’est éteindre une vie, qui est à chaque instant risque et risquée. (...)

Bien plus, mieux vaut que le nombre de troubles croisse et se multiplie. Parmi les derniers en date, le trouble bipolaire a bénéficié d’une large promotion médiatique, alors qu’il ne fait que pathologiser la maladie universelle du désir : celui-ci s’élance en riant vers l’objet de son rêve, mais, dès qu’il l’atteint, son rêve est encore plus loin, et son rire se conclut par des larmes. Tant que la vie va son train, nous sommes très normalement bipolaires, c’est-à-dire un jour euphoriques et le lendemain abattus. Mais il arrive que, dans les psychoses mélancoliques, l’objet du désir soit la mort elle-même, ou l’explosion d’une survie maniaque. Le diagnostic de bipolarité devient alors criminel, lorsqu’une différence n’est pas faite entre le cycle maniaco-dépressif des psychoses — avec un risque de passage à l’acte grave pouvant justifier la prescription de neuroleptiques — et l’euphorie-dépression des névroses. Cette distinction rayée des DSM suscite de nombreux drames (...)

Le trouble le plus répandu et le plus inquiétant, car il s’attaque aux enfants, qui souffrent sans savoir de quoi et ne peuvent pas se plaindre, est sans doute le trouble de l’attention avec ou sans hyperactivité (TDAH). Ces difficultés de l’enfance sont traitées depuis longtemps par les pédopsychiatres et les psychanalystes, pionniers en la matière. Mais, puisqu’il s’agit de problèmes particuliers à chaque enfant, ils se sont gardés de les étiqueter comme un trouble général. Si bien qu’aujourd’hui ils sont accusés de ne pas proposer de recette, notamment par des associations de parents, dont certaines sont subventionnées par les laboratoires pharmaceutiques (par exemple l’association HyperSupers TDAH France, soutenue par les laboratoires Mensia Technologies, Shire, HAC Pharma et NLS Pharma).

Le parachutage de ce prétendu diagnostic revient à dire par exemple que la toux est une maladie. Et l’exemple vient de haut : le 29 septembre 2017 s’est tenue à l’université Paris Nanterre une conférence en faveur du diagnostic TDAH, sous le haut patronage du président de la République Emmanuel Macron et de Mme Agnès Buzyn, ministre de la santé. Les psychanalystes inscrits à ce colloque s’en sont vu tout simplement interdire l’entrée par des vigiles. (...)

Jerome Kagan, professeur à Havard, déclarait dans un entretien en 2012 que le TDAH n’est pas une pathologie, mais « une invention. Quatre-vingt-dix pour cent des 5,4 millions d’enfants sous Ritaline aux États-Unis n’ont pas un métabolisme anormal (4) ». En France, le docteur Patrick Landman a montré dans son livre Tous hyperactifs ? (Albin Michel, 2015) que le TDAH n’a aucune cause biologique identifiable : ses symptômes ne sont pas spécifiques et sont dépourvus de marqueurs biologiques. Aucune hypothèse neurobiologique n’a été validée. Le docteur Leon Eisenberg, inventeur du sigle TDAH, déclarait en 2009, sept mois avant sa mort, qu’il n’aurait jamais pensé que sa découverte deviendrait aussi populaire : « Le TDAH est l’exemple même d’une maladie inventée. La prédisposition génétique au TDAH est totalement surestimée (5). » Et pourtant, le lobbying aidant, environ 11 % des enfants âgés de 4 à 17 ans (6,4 millions) ont été diagnostiqués TDAH à partir de 2011 aux États-Unis, selon les Centres de prévention et de contrôle des maladies américains. Il s’ensuit le plus souvent une prescription de Ritaline (méthylphénidate), qui contient des molécules considérées comme des stupéfiants dans les classifications françaises. La prescription de cette amphétamine à grande échelle pourrait créer un scandale sanitaire semblable à celui du Mediator et du Levothyrox. Ces substances provoquent une accoutumance, et il n’est pas exclu — c’est encore en discussion — qu’il existe une corrélation entre les enfants ayant pris de la Ritaline et les adolescents qui se droguent.

Les enfants ne sont pas épargnés par les bouleversements de la société. Ils sont soumis, comme les adultes, à l’impératif d’un succès rapide, à la compétitivité, à la conformité à des normes qui ne sont pas de leur âge. Ceux qui y dérogent sont facilement considérés aujourd’hui comme déficitaires. On s’inquiète donc de voir apparaître, sur un site du ministère de l’éducation nationale, une plaquette destinée aux enseignants affirmant sans preuve que le TDAH est une « maladie neurologique » et leur donnant une recette détaillée pour établir des prédiagnostics (6). Les « éléments de repérage » proposés pourraient s’appliquer à presque tous les enfants. Toujours le même amalgame entre problèmes normaux et pathologie… (...)

Il s’agit de faire croire que tout se réduit à des problèmes de neurotransmetteurs et de mécanique, où l’humain disparaît. Il faudrait oublier que le tracas délicieux et quotidien des relations des hommes et des femmes, les embrouilles jamais bien démêlées des enfants avec leurs parents, les rapports de forces angoissants avec la hiérarchie et le pouvoir plongent leurs racines au plus profond de l’enfance.

De tout côté, l’infantile est en première ligne, et c’est ce qui rend l’affaire du TDAH encore plus « trouble » que les autres. En tous temps et en tous lieux, c’est l’enfant qui, le premier, a été réprimé, battu, formaté. Lorsqu’un instituteur de la vieille école tirait les oreilles d’un bambin agité, c’était, aussi choquant que cela puisse paraître, presque plus humain que lorsque des enseignants sont sommés de poser un diagnostic de handicap. Un rapport personnel était maintenu, alors qu’une pseudoscience l’efface. (...)

Aujourd’hui, « Big Pharma » prétend enfiler la houppelande de Papa Noël. Mais nous n’oublierons pas que sous le manteau rouge se cache une ombre qui ressemble fort au boucher de la Saint-Nicolas.