
Pendant des décennies, la guerre d’Algérie fut le monopole des historiens — et des témoins — français. Désormais se multiplient les récits de moudjahidins et de « djounoud » (soldats) qui ont résisté durant huit ans au colonialisme. Ces documents, avec leurs limites, ont commencé à évoquer certains sujets délicats interdits par l’histoire officielle en Algérie.
Ces dernières années, un impressionnant phénomène est apparu en Algérie : la publication des Mémoires de centaines d’anciens maquisards. « Les grandes figures du mouvement de libération ont souvent déjà publié leurs souvenirs (1), précise l’historien Mohammed Harbi, qui, lui-même ancien membre du Front de libération nationale (FLN) de France, prépare le second tome de l’histoire de sa vie et de ses engagements. Mais ce qui est nouveau, et proprement phénoménal, c’est la publication de récits par des cadres intermédiaires, voire par de simples djounoud [soldats]. »
De quoi parlent ces livres ? Essentiellement de faits de guerre, de ces milliers de microévénements qui constituèrent le quotidien des maquisards pendant les sept années et demie de combats pour la libération de leur pays (1954-1962). Mis bout à bout, ces récits de privations, d’embuscades, d’arrestations, de tortures forment un immense puzzle qui, malgré ses pièces manquantes ou déformées, offre un aperçu très vivant du conflit vu du côté algérien. « Dans les écoles historiographiques contemporaines, on surévalue les sources écrites », estime l’historien Daho Djerbal, qui poursuit depuis trente ans un travail minutieux de collecte de Mémoires d’anciens djounoud (2). « On prétend relater des faits objectifs à partir de documents vérifiables, classés, répertoriés dans des fonds d’archives. Je ne suis pas dans cette logique, notamment parce que, d’une manière générale, l’essentiel de ces sources écrites proviennent de ceux qui ont occupé l’Algérie : administrateurs ou officiers de l’armée coloniale. » D’où l’importance de ces Mémoires, afin de corriger le déséquilibre originel (3). (...)
La nouveauté réside surtout dans le fait que l’on ose désormais parler en Algérie de ces sujets longtemps tabous. Dans un magnifique renversement de tendance, les thèmes autrefois les plus délicats deviennent les plus porteurs. (...)
Malgré la très grande liberté des récits mémoriels, trois sujets au moins demeurent inabordables. D’abord, le nombre de morts algériens, fixé officiellement dès 1962 à un million et demi alors que la communauté scientifique française l’estime à quatre cent mille — un chiffre confirmé en off par de nombreux historiens algériens. Ensuite, le taux de participation de la population à la guerre : depuis cinquante ans, l’histoire officielle impose l’idée que tout le peuple se serait soulevé contre l’oppresseur français, hormis quelques traîtres, ceux qu’on appelle les harkis, dont le nombre — entre deux cent mille et quatre cent mille, selon l’historien François-Xavier Hautreux (13) — est plus élevé qu’on ne l’admet généralement. Enfin, la participation réelle du président de la République Abdelaziz Bouteflika à la guerre de libération n’est pas un sujet qu’auteurs et éditeurs se disputent.
Grâce à tous ces témoignages, les Algériens vont-ils enfin combler leur désir de vérité sur leur passé ? Ce n’est pas acquis, dans la mesure où cette juxtaposition de Mémoires parfois contradictoires aboutit à une grande confusion. Celle-ci est palpable à la lecture de la vingtaine de quotidiens du pays, francophones et arabophones. La foison de récits mémoriels s’accompagne en effet d’un second phénomène, aussi impressionnant : la presse publie presque chaque jour de longues contributions portant sur tel ou tel point historique, le nouveau texte accusant les précédents de distorsions de la vérité. Mais aucun des contributeurs ne s’impose la rigueur d’un historien (citation, multiplication et confrontation des sources), et ces textes constituent souvent un mélange de faits réels noyés dans un galimatias d’erreurs et d’interprétations. Enfouis sous cette avalanche, les historiens algériens peinent à faire entendre leur voix.