
D’eux, on n’aperçoit souvent qu’une manche qui s’immisce maladroitement dans nos tête-à-tête de restaurant, en agitant un bouquet de roses sans odeur. Leur insistance incite parfois à lever les yeux. A glisser sur leur visage sombre et muet. La plupart du temps, l’attention revient aussi vite à la conversation interrompue, après un "Non merci" plus ou moins agacé.
On les croit indiens ou pakistanais, ces vendeurs de fleurs coupées. Ils sont en fait presque tous bangladais. Ils tendent des roses l’hiver, du muguet le 1er mai. La Saint-Valentin, jeudi 14 février, sera, cette année comme les précédentes, l’un des rares soirs où leur petit commerce rapportera un peu plus que d’ordinaire.
Ce gagne-pain est le cache-misère des derniers arrivés. Autrefois, c’était celui des Maghrébins. Aujourd’hui, c’est la face visible d’une nouvelle diaspora bangladaise en difficulté. Depuis le début des années 2000, ce pays fournit l’un des plus importants flux de demandeurs d’asile en France. Mais seuls de 10 % à 15 % obtiennent le statut de réfugié. L’administration française considère depuis 2011 que le Bangladesh est un pays où les droits civiques ne sont pas menacés et que la plupart des demandes sont infondées.
Tous les recalés ne retournent pas dans un pays qu’ils ont généralement quitté en donnant entre 12 000 et 15 000 euros à des passeurs, soit quarante ans du salaire minimum mensuel au Bangladesh. Ces célibataires vivotent sans papiers et restent en région parisienne. Ils ne parlent souvent pas français et très peu anglais. (...)
La clémence des fonctionnaires de police est l’une des principales raisons de leur reconversion improvisée dans le colportage de fleurs. Une tolérance beaucoup moins pratiquée pour la vente à la sauvette de fruits et légumes ou de DVD piratés. Ces activités exercées dans le métro ou à ses portes, et monopolisées par leurs camarades d’infortune, sont très exposées aux contrôles. Ceux qui s’y risquent sont pour la plupart en règle, avec leur demande d’asile à l’étude. (...)
Le métier compte aussi son lot d’humiliations. Avec les clients "qui ne payent pas". Ceux qui se montrent méprisants. Ou ceux qui prennent une fleur, en brisent la tige et la glissent dans leur boutonnière, puis lâchent : "Dégage !" Pour beaucoup de Bangladais, plutôt issus de la classe moyenne, mieux vaut encore faire le ménage de nuit enfermé à clé dans un de ces restaurants tenus par des Sri-Lankais et des Pakistanais, où l’on sert de la cuisine indienne.
Sikdia et Rafiqul disent, eux, qu’ils ont appris le détachement face à ces vexations. En fait, leur situation irrégulière ne leur a pas laissé le choix. L’administration française n’a pas voulu croire qu’ils étaient menacés de mort en tant que militants politiques, comme le prétendent de nombreux demandeurs d’asile bangladais. (...)
Vers 3 heures du matin est finalement venue l’heure pour eux de rejoindre leur dortoir clandestin. Dans les plus "confortables", les Bangladais s’entassent à neuf dans des deux-pièces de 35 m2. Des chambrées de jeunes gens qui montrent avec fierté les photos d’innocentes Bangladaises avec lesquelles ils se sont fiancés par téléphone dans l’attente de jours meilleurs. (...)
Les dortoirs plus modestes sont généralement des garages aménagés. Quinze à vingt hommes peuvent s’y serrer dans des rangées de lits superposés. Ici, la couchette vaut environ 40 euros par mois. Les frais de gaz et d’électricité sont partagés pour 5 à 12 euros mensuels. Il n’y a pas toujours de douche, et la plupart des repas se prennent aux Restos du coeur. (...)