
Élue d’opposition écologiste à la mairie d’Hénin-Beaumont (Pas-de-Calais), Marine Tondelier raconte dans un livre les méthodes très particulières utilisées par Steeve Briois et son équipe pour diriger la ville, dont il a pris la tête lors des dernières élections en mars 2014. Publié ce mois-ci, Nouvelles du Front explicite les procédés d’intimidation ou de dénigrement à l’égard des opposants ainsi que le traitement réservé aux agents municipaux, sans faire pour autant l’économie d’une analyse lucide sur les ressorts qui ont poussé l’extrême-droite au pouvoir sur ce territoire. Un témoignage en forme d’alerte, à l’heure de la prétendue « normalisation » du FN.
Basta ! : En quoi consiste ce « règne de la peur » que vous dénoncez dans votre livre, concernant la gestion municipale de Hénin-Beaumont ?
Marine Tondelier : Il s’agit de viser des cibles très précises : l’opposition municipale, les journalistes et tous ceux qui, de manière générale, auraient la mauvaise idée de ne pas rentrer dans le rang. Le but est double, puisqu’il s’agit d’une part d’intimider ces récalcitrants, et d’autre part de bien montrer à tout le monde ce qui arrive à ceux qui se mettent en travers du chemin.
Concrètement, cela se joue beaucoup dans le journal municipal ou sur les réseaux sociaux, où on va livrer en pâture un nom ou une action qui n’a pas plu au maire. Dans le cas très particulier des journalistes, cela passe par des droits de réponse incessants, dès le moindre article contrariant la majorité municipale – on en est au vingt-cinquième depuis le début de l’année, dans la seule édition d’Hénin Hénin-Beaumont de La Voix du Nord.
Cette violence politique exposée dans l’espace public – vous parlez des « combats de boxe » que sont devenus les conseils municipaux – touche aussi directement les employés municipaux, qui subissent un traitement que l’on connaît moins...
Lorsqu’on est élu d’opposition ou responsable politique, on est certes plus exposé mais avec cet avantage de pouvoir raconter et exposer nos désaccords. Un employé municipal, lui, est soumis au devoir de réserve. Or ils sont victimes de techniques managériales très choquantes : on interdit à certains employés de se parler, on espionne à qui ils parlent sur le marché, on leur reproche des mauvaises fréquentations, on surveille ce qu’ils postent sur Facebook et ce qu’il se passe dans leur vie privée... Pour certains, cela a lieu quotidiennement, et sans guère d’échappatoire. Imaginez la pression psychologique que cela peut représenter, quand vous vivez et travaillez dans cette ville depuis quinze ou vingt ans…
En pratique, comment cela est-il organisé ?
Cela se joue à différents niveaux. A Hénin-Beaumont, Steeve Briois est l’incarnation du gendre idéal, celui que tout le monde doit protéger. Donc il est très peu en prise avec ces conflits, on le fait pour lui. Dans la presse ou face à l’opposition, ce sont souvent Bruno Bilde, l’adjoint aux affaires générales, et Christopher Szczurek, le président du groupe FN, qui s’en chargent. Et en mairie, ils ont leurs chefs de service, qui sont arrivés avec l’alternance : notamment à la direction de l’aménagement du territoire, où le chef de service est particulièrement influent.
Il y a deux autres personnes très impliquées : le directeur de cabinet du maire, qui est un peu sur tous les fronts et joue plusieurs rôles en même temps, et le directeur général des services, qui semble un peu en retrait et ne pas décider grand-chose, mais dont le nom revient dans beaucoup de témoignages d’employés. (...)
J’ai commencé à recevoir des personnes, une par une, dans ma cuisine pour enquêter et essayer de comprendre. J’ai réalisé que c’était beaucoup plus grave que ce que je pensais, j’avais quelques éléments du puzzle mais j’étais loin de m’imaginer que ça allait aussi loin, pour autant de monde. Je n’avais eu vent que de cas individuels. En réalité, cela concerne toutes les strates des employés municipaux [entre 600 et 800 employés, ndlr], qu’ils soient étiquetés militants ou non, syndiqués ou non.
Le plus dur a été de les mettre en confiance et de les rassurer sur l’anonymat ou les risques de représailles. J’ai expliqué qu’il fallait briser cette loi du silence pour que la honte change de camp. Parmi eux, beaucoup pensaient être seuls à vivre ça ; il y a un gros tabou autour du sujet. (...)
Une telle dérive est-elle strictement liée à l’échelle municipale, ou vous paraît-elle envisageable à des niveaux supérieurs ?
C’est la question. Je pense qu’ils auront du mal à reproduire exactement leur succès au niveau national, car il est lié au fait qu’Hénin-Beaumont est une petite ville dans laquelle on peut faire du « bon travail » avec seulement trois ou quatre cadres expérimentés. Par ailleurs, ils ont pris la ville au meilleur moment, celui où le gros du travail ingrat de redressement financier a été accompli et où il devient facile d’enchaîner sur les « finitions sexy », sur lesquelles ils communiquent : reprendre les investissements dans la ville, baisser les impôts, etc.
C’est donc une situation très spécifique. Je ne pense pas que celui ou celle qui gagnera la présidentielle en 2017 en France puisse d’un claquement de doigts résoudre tous les problèmes. Mais j’ai en tête une image qui m’inquiète, celle de voir un jour Bruno Bilde accéder à la tête de la DGSE [le service de renseignement français, ndlr]. Étant donné ce qu’ils ont démontré en termes de surveillance, d’intimidation, de diffamation... (...)
Je ne fais pas de diabolisation, je rapporte des faits précis. Ce livre est là pour donner des clés à travers différents témoignages. Chacun les reçoit et en tire ensuite ses conclusions. Ce n’est pas un réquisitoire contre le Front National. Je n’élude pas, d’ailleurs, les choses qu’ils font de manière plutôt positive. Pour être critique sur le Front National, il faut être lucide sur leurs victoires, sur une certaine forme d’intelligence stratégique et communicationnelle.
Le Front National se définit comme « new age ». Ils ont arrangé leurs méthodes, leur stratégie a changé : ils se font passer pour les agneaux mais leur objectif reste le même. Tout ce qui est répréhensible est désormais caché, même si le naturel revient souvent au galop… C’est une stratégie pour étendre leur pouvoir. (...)