
Dans sa préface, justement titrée, « La fabrique d’une contrainte », André Orléan revient sur la « croissance ininterrompue » de la dette publique française depuis 1975 et l’accélération de cette dynamique avec la « crise des subprimes ».
Il insiste sur les argumentaires économiques qui paraissent impossibles à contredire, les soit-disantes vérités qui feraient que les analyses économiques échapperaient « aux conflits de valeurs et d’intérêts ».
Le préfacier indique que ce livre met en cause l’évidence même de la dette.
Il nous rappelle que la forme de la dette publique – titres négociables vendus sur les marchés financiers internationaux – est le résultat « d’une volonté délibérée, d’un choix politique », d’un changement de doctrine du Trésor, du démantèlement d’un circuit de financement sans recours aux marchés. Changement de doctrine, travail de conviction néolibérale de hauts fonctionnaires, nouveau récit économique et nouvelle machinerie sociale…
André Orléan parle aussi du montant de la dette, « même le montant de la dette totale est sujet à caution », de la « dette sociale ». Il refuse de laisser aux économistes l’analyse des « faits économiques », rappelle qu’il n’existe pas de causalités mécaniques ni pour « les faits économiques », ni pour « les faits sociaux » et plaide pour une « union des sciences sociales »
Ce livre n’est ni celui d’un-e économiste, ni celui d’un-e comptable, mais d’un chercheur qui dans un langage, le plus souvent très accessible, nous raconte, en l’étayant, d’abord « une histoire oubliée » puis « une histoire à (re)prendre : la mise en marché de la dette » et enfin l’entrée de la dette dans le débat public. (...)
« La dette, qui est maintenant présentée comme une menace, une catastrophe rendant fatale l’acceptation de l’austérité sociale et budgétaire, est à ce moment précis de l’histoire le fruit d’une tactique souveraine, l’Etat prenant le parti pour le marché en invoquant la vertu disciplinaire des taux d’intérêts censés conduire au respect des équilibres budgétaires fondamentaux ». (...)
Si la dette peut avoir plusieurs formes d’existence, aucune n’est « naturelle » ou hors du politique. Il s’agit toujours de construction sociale et institutionnelle. L’endettement de marché n’est donc pas une simple technique, les gouvernements se sont « volontairement lié les mains en abandonnant la possibilité d’un recours à la souveraineté législative et réglementaire en matière bancaire, financière et monétaire ». Bienvenue dans le récit de l’histoire de la prospérité des dettes… (...)
Un film noir dont la lecture en sidérera plus d’un-e, l’autre face de récits mensongers et évacuant les responsabilités de personnes bien réelles. Un récit aussi sur l’« écriture de l’histoire » et la « fabrique de la vérité ». (...)
Le marché serait porteur de transparence, la nouvelle politique technique, et comme par hasard, cette nouvelle orientation répond aux désirs des acteurs principaux des places financières…
L’auteur détaille les débats internes aux institutions, le rôle des hauts fonctionnaires et des ministères, la reconstruction de « la contrainte de taux », une nouvelle forme de réalité étatique, l’autonomie renforcée des établissements bancaires, le refus des contraintes du « souverain », la réduction de l’Etat à un acteur parmi d’autres du marché monétaire, les changements cumulatifs, la légitimité construite du système bancaire et des marchés pour arbitrer les allocations de crédit…
Un chapitre est consacré à l’arrivée de la gauche au pouvoir, son acceptation de l’ordre de la dette, la dépense publique constituée en « problème », la suppression des causalités, la naturalisation de la dette et du marché de celle-ci, la limite arbitraire de 3% (du PIB) fixée pour les déficits publics, une ingénierie politico-technique, l’accélération du rythme des réformes (...)
La dette et sa mesure, les technologies de mesure, « Loin d’être des techniques neutres, ces indicateurs et ces chiffres-possibles dictent certaines politiques et en rendent d’autres impossibles. Créés avec le souci d’installer l’idée d’irréversibilité des choix, ils « performent » autant qu’ils décrivent » (...)
Les conventions comptables transforment alors la réalité de ce qu’elles sont sensées mesurer… Il s’agit bien ici de se défaire de la soit disant neutralité des instruments et de repolitiser les débats. (...)