
Un commissaire enquêteur isérois, Gabriel Ullmann, a osé rendre un avis défavorable sur un projet industriel local, problématique pour l’environnement. Le projet est cependant validé par le préfet. Le commissaire enquêteur est, lui, purement et simplement radié de la fonction. Entachés de conflits d’intérêts, ces faits révèlent aussi un mal plus profond : de lourdes menaces pèsent sur le devenir de l’enquête publique, critiquée pour ses lacunes mais affaiblie par des réformes récentes. Au delà, c’est le droit de l’environnement et la démocratie participative locale qui sont en péril.
C’est une histoire tout ce qu’il y a de plus symbolique. Prenez un grand projet d’aménagement, comme on en raffole tant. Ici, il s’agira du bien-nommé « Inspira » en Isère, une zone industrielle de 250 hectares le long du Rhône, destinée à accueillir plusieurs entreprises classées Seveso, donc présentant des risques d’accidents majeurs. Comme tous les projets « devant comporter une évaluation environnementale », celui-ci a fait l’objet d’une enquête publique, qui s’est déroulée du 30 avril au 13 juin 2018. (...)
Le 27 juillet, la commission d’enquête rend son rapport et ses conclusions, unanimement « défavorables ». En cause, des problèmes de bruit et de pollution de l’air avec 2700 camions supplémentaires s’ajoutant à une situation déjà rendue déplorable par la proximité de l’A7, d’usines chimiques et des problèmes de nappe phréatique en déficit. Sans compter les atteintes à la biodiversité pour la réserve naturelle nationale de l’île de la Platière, classée site Natura 2000, ainsi que des problèmes de risques industriels avec des usines installées à proximité des riverains, en zone inondable de surcroît. Autant de sujets sur lesquels la commission estime les mesures compensatoires insuffisantes ou repoussant les problèmes. « Le dossier, dit-elle, [doit] être entièrement repris sur la base d’un projet mieux dimensionné, bien mieux compensé, et bien plus protecteur des tiers. » Résultat ? Le 19 décembre 2018, le préfet accorde toutes les autorisations au projet.
Le commissaire enquêteur radié de la fonction
Ce n’est pourtant pas tant là que le bât blesse. L’enquête publique n’émet qu’un avis consultatif, et rien n’empêche l’autorité décisionnelle de s’y soustraire. (...)
… Si l’histoire du projet Inspira fait aujourd’hui jaser, c’est parce que deux jours plus tard, le 21 décembre 2018, le président de la commission d’enquête, Gabriel Ullmann, se voyait notifier sa radiation des fonctions de commissaire enquêteur.
Cette procédure, la plus grave dans l’échelon disciplinaire, est extrêmement rare – la première depuis plus de cinq ans, selon la CNCE. Elle pose directement la question de l’indépendance des commissaires, un principe cardinal inscrit dans les textes. Dans une tribune publiée par Le Monde le 18 février 2019, Corinne Lepage s’étrangle de cette radiation « par une commission bidon nommée à 80 % par le préfet, au motif que [Gabriel Ullmann] avait osé donner un avis défavorable à un gros projet industriel ». Il est reproché au commissaire sa partialité, au prétexte notamment de tribunes sur les menaces faites au droit de l’environnement et publiées par le site Actu-Environnement. Mais la structure qui a prononcé sa radiation – la commission départementale chargée d’établir la liste d’aptitude aux fonctions de commissaire enquêteur – est elle-même loin d’être irréprochable.
À peine nommé déjà visé
Elle représente même un modèle de conflit d’intérêts. Parmi ses neuf membres figure un représentant du département, Christian Coigné. C’est peu dire que l’homme est partie prenante du projet : en plus de sa fonction d’élu, il est aussi président d’Isère aménagement, le concessionnaire du projet Inspira et filiale du groupe Elegia, dont le PDG n’est autre que Jean-Pierre Barbier, le président du conseil départemental de l’Isère. Ce dernier est aussi président du syndicat mixte Inspira, le maître d’ouvrage du projet. (...)
Le préfet à la fois « juge, partie, et procureur » (...)
le préfet du département désigne six membres sur neuf de la commission, dont quatre sont ses représentants directs. Le calcul est vite fait : « Il est patent que la majorité des représentants dans cette commission dépend plus ou moins directement du préfet. On peut critiquer cette sur-représentation. En droit, je ne nie pas que cela pose un problème d’indépendance », lâche prudemment Jean-Pierre Chaulet, de la CNCE.
De son côté, Gabriel Ullman résume plus directement le mélange des genres : « Dans ce dossier de radiation, le préfet est tout à la fois juge – car il participe à la délibération contre moi –, partie, car il est l’autorité décisionnaire sur le projet puisque c’est la préfecture qui délivre les autorisations administratives, et enfin procureur – car il a instruit le dossier et demande ma radiation. In fine, cela sert la commission d’aptitude, qui est totalement dévolue à la maîtrise d’ouvrage. » (...)
Que le dessein d’éjecter, enfin, cet enquiquineur ait finalement abouti n’a pas manqué de susciter de très vives réactions. À commencer par Michèle Rivasi, que cette histoire a fait « sauter au plafond » : « Qu’il soit aussi facile de radier un commissaire-enquêteur qui dérange est une atteinte très grave à l’indépendance : si on ne réagit pas, alors on accepte tout simplement la fin de la démocratie participative ! » estime l’eurodéputée écologiste, qui n’hésite pas à parler de « risque d’une dictature politique ».
« La marque des régimes de non-droit : ça a l’apparence du droit, mais ça n’en est pas ! »
Gilles Martin, professeur émérite de la faculté de droit de l’université Côte d’Azur et spécialiste en droit des affaires, confirme dans des termes à peine plus feutrés : « L’utilisation de cette apparente procédure du droit contre ses grands principes – l’indépendance et l’impartialité – est extrêmement choquante. Ce contraste entre le fond du droit que l’on fait semblant de respecter, et une juridiction purement formelle, est la marque des régimes de non-droit : ça a l’apparence du droit, mais ça n’en est pas ! »
Réunis le 6 mars dernier à la mairie du 11e arrondissement de Paris pour une conférence de presse intitulée « La démocratie participative en danger », aux côtés notamment de l’avocate Corinne Lepage, ces intervenants avaient à cœur de montrer que « l’affaire Ullmann », telle qu’ils la qualifient, est le symptôme d’un mal plus profond : l’enquête publique se meurt. (...)
Un contexte de régression du droit de l’environnement
L’affaire s’inscrit aussi dans un contexte plus général de régression du droit de l’environnement, à laquelle n’échappe pas l’enquête publique. (...)
Échaudée par plusieurs expériences autour de projets nucléaires, l’eurodéputée Michèle Rivasi reconnaît la nécessité de « modifier le recrutement et la gestion des commissaires enquêteurs, pour en faire de véritables citoyens formés, variés et indépendants ». Mais dans le contexte actuel, il n’est pas sûr que le lent détricotage des enquêtes publiques, même très imparfaites, soit très apprécié. « Le grand débat national ne peut être qu’un affichage sans réelle intention de changement, quand en réalité, sur le terrain, les outils de la démocratie locale du quotidien sont ainsi maltraités », ajoute Gabriel Ullmann. « Dans le climat actuel de profonde défiance politique, les symboles ont toute leur importance, conclut Corinne Lepage. Si on enlève l’enquête publique, que va-t-il nous rester après ? »