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CQFD
L’introuvable “ligne” d’un canard insoumis
#journalisme #CQFD
Article mis en ligne le 16 mai 2023
dernière modification le 15 mai 2023

Largement implicite, peu interrogée en interne, la ligne politique de CQFD n’est pas gravée dans le marbre. Tentative de décorticage, en compagnie de quelques-uns de celles et ceux qui ont fait et font ce journal depuis 20 ans.

On en parle rarement et on y pense… pas tant que ça non plus : dans un canard aussi politique que CQFD, la question de la « ligne » se pose étonnamment peu. En 20 ans, des choses ont bougé, bien sûr – mais la continuité et la cohérence demeurent assez évidentes pour qu’avec les fondateurs du journal, on se sente tout à fait en famille – on espère que c’est réciproque et, à les entendre, ça l’est. Alors, quand on pose la question de la ligne aux contributeurs de différentes époques, les réponses sont unanimement elliptiques. (...)

Pris de pitié, les interviewés consentent néanmoins à balancer quelques billes. Olivier, pilier fondateur de CQFD, recense trois grands marqueurs : l’anticapitalisme et la critique du travail, le soutien aux luttes des immigrés, l’antimilitarisme. Aux nouvelles générations, ce dernier point trahit sans doute un peu son boomer1 : il avait pourtant son importance, dans un journal né dans la continuité du RIRe, feuille de chou soutenant les jeunes réfractaires au service militaire2. Quant à la critique du travail, Lémi, à la rédac depuis 2016, fait remarquer qu’elle a quelque chose de paradoxal dans un journal qui demande un investissement énorme et dont, génération après génération, salariés et bénévoles se tuent passionnément à la tâche. Tiphaine, arrivée deux ans après Lémi, insiste sur une autre dimension, anticarcérale et anti-flics. « Ça met en évidence la question des interlocuteurs qu’on estime légitimes, précise-t-elle : on ne donne pas la parole à un keuf, même s’il se veut critique, syndicaliste ou “de gauche”. » De fait, les dissensions internes – par exemple lors de la dernière présidentielle, que le journal a traité presque uniquement en mode pro-abstention – sont rares et résultent surtout des aléas de la vie de la rédaction. « En même temps, dans le contexte actuel, c’est facile d’être d’accord, observe Clair. Notre camp s’en prend tellement plein la gueule, ça soude forcément ! » « C’est peut-être aussi une des raisons d’être de ce canard, complète François, soutier de CQFD depuis le début : permettre à ceux qui le confectionnent comme aux lecteurs de se sentir moins seuls dans un monde où la violence sociale est quotidienne. »

Les « précieuses radicales » du Gauchistan (...)

dès le départ, et même si certains compagnons de route étaient membres de syndicats ou d’organisations diverses, CQFD se tient à distance critique des structures militantes. (...)

D’où des malentendus, des tensions et des compromis parfois difficiles. CQFD n’est pas un tableau d’affichage et, lorsqu’on relaie et accompagne des luttes portées par des camarades, on souhaite le faire à notre manière et avec nos moyens – c’est-à-dire, aussi, sans renoncer à une certaine rigueur journalistique et au style qui nous est propre. Ce que certains contributeurs n’acceptent pas toujours facilement – et c’est quelquefois bien compréhensible, quand leur texte résulte d’heures de discussion en AG…

Autre motif de malentendu, nous intervenons peu dans les querelles internes à ce que nous considérons comme « notre camp », au sens large. (...)

Si nous tenons au format papier, c’est aussi parce qu’il nous permet d’être présent un peu partout – au Leclerc d’Altkirch (Haut-Rhin) comme au tabac-presse de Saint-Martin-de-Valgalgues (Gard) ou au kiosque de la gare de Morlaix (Finistère) – et de toucher des lecteurs dont les querelles de chapelle du Gauchistan, aussi sérieuses soient les interrogations qu’elles soulèvent, ne sont pas forcément la préoccupation première. (...)

Au ras du bitume

Dans les luttes ? Ben oui. La rédaction de CQFD n’est pas composée d’agitateurs professionnels et a toujours compté peu de journalistes de métier, mais c’est évidemment là, dans la vie du monde social, que nous allons chercher ce qui nous paraît être la vérité du moment politique. Loin des discours militants, mais aussi à distance prudente du travail théorique et de la fascination qu’il suscite souvent, il s’agit de « partir d’une forme d’empirisme des luttes », explique Momo, qui signale la filiation avec la tradition de l’enquête ouvrière. (...)

Ce qui suppose aussi parfois d’accompagner dans l’écriture des personnes dont la parole nous importe, mais qui n’y sont pas forcément entraînées – exercice chronophage, auquel nous n’arrivons pas toujours à consacrer le temps nécessaire. Aux yeux de certains radicaux, on imagine bien que les luttes des femmes de ménage ou pour la sauvegarde de deux champs de patates n’évoquent pas des lendemains qui chantent ; mais ce sont ces réalités-là qui, depuis 20 ans, ont permis à CQFD de rester une assez bonne caisse de résonance de son époque. (...)

Sans que ce soit théorisé, cette façon de fonctionner est vécue comme profondément politique, même si elle ne relève pas du militantisme au sens étroit du terme. (...)

Quand on regarde le monde depuis les rues et les places d’une ville populaire, s’impose aussi la conviction qu’il n’y a pas que la politique qui soit politique. (...)

Le cinéma et la bande dessinée indépendants, la littérature plus ou moins directement engagée, ont aussi leur place, dès lors qu’ils incarnent des formes de résistance au rouleau compresseur capitaliste. « C’est un des rôles de la presse “pas pareille”, indépendante ou alternative, que de contribuer à construire un imaginaire de lutte, suggère Lémi. En ce sens, la forme joue un rôle décisif. Notre refus des postures sentencieuses, ça renvoie à l’idée que les trucs politiques importants doivent se faire dans la joie. »

On est là… mais pas partout

De la joie, il faut l’admettre, il n’y en a pas toujours, et il arrive qu’on se fasse copieusement engueuler, notamment à propos de la politique internationale – thème privilégié des discussions de comptoir, à CQFD, comme ailleurs Le cinéma et la bande dessinée indépendants, la littérature plus ou moins directement engagée, ont aussi leur place, dès lors qu’ils incarnent des formes de résistance au rouleau compresseur capitaliste. « C’est un des rôles de la presse “pas pareille”, indépendante ou alternative, que de contribuer à construire un imaginaire de lutte, suggère Lémi. En ce sens, la forme joue un rôle décisif. Notre refus des postures sentencieuses, ça renvoie à l’idée que les trucs politiques importants doivent se faire dans la joie. » (...)

Sur le long terme, il faut aussi reconnaître des lacunes persistantes. « Sur la question raciale, on n’est pas là, signale Clair. En théorie on suit ces luttes, mais il n’y a que des Blancs à la rédaction, ce n’est pas une oppression qu’on vit de l’intérieur. On accueille volontiers les propositions de papiers, mais on est rarement à leur initiative. » Autre serpent de mer de l’histoire de CQFD : le rôle des femmes dans la rédaction et le traitement du féminisme et des sexualités minoritaires. « Le journal a longtemps eu mauvaise réputation sur ces questions, reconnaît Momo. Il ne suffit pas d’avoir une chronique féministe pour parvenir à un traitement féministe de l’info. Les dessins de presse n’ont pas aidé ! [voir encadré] Dans les faits, CQFD était un journal de mecs. » Dans les dernières années, le canard a largement bougé là-dessus. Même si, depuis quelques mois, la rédaction est à nouveau – provisoirement, on l’espère – à majorité masculine, quant au contenu le virage de l’intersectionnalité a été pris et on imagine mal un retour en arrière. (...)

L’optique s’est enrichie, mais on n’oublie pas la lutte de classes, on ne se trompe pas sur les ressorts du pouvoir ni ceux qui le détiennent. (...)