
Parmi les préjugés tenaces concernant les populations préhistoriques, et plus largement les populations pré-industrielles, se trouve celui énonçant que les membres de ces populations mouraient forcément jeunes. Ils grandissaient vite, se dépêchaient de se reproduire, et mouraient peu après. La sélection naturelle favorisait les morts précoces, parce que les ressources étaient rares. Les personnes survivant après l’âge reproductif auraient causé une compétition pour les ressources insupportable aux plus jeunes.
On retrouve cette idée régulièrement, et je l’ai notamment repérée chez trois penseurs transhumanistes de premier plan. (...)
On ne peut se référer qu’à Homo sapiens
Si on veut prendre exemple sur nos ancêtres pour conclure quoi que ce soit sur nous-mêmes, encore faut-il essayer d’aller chercher des ancêtres qui nous ressemblent vraiment. Ceux du paléolithique supérieur. Les 50 000 ans de Laurent Alexandre restent acceptables à la rigueur, on est alors biologiquement très proches de l’urologue moyen, et les grands traits culturels qui sont les nôtres sont acquis. Mais aller chercher plusieurs centaines de milliers d’années en arrière comme le fait Diamandis n’a pas de sens. Homo sapiens n’a que 300 000 ans, et les sapiens de l’époque étaient assez différents de nous, biologiquement et culturellement. Au-delà, on parle d’espèces carrément différentes. S’il faut aller chercher des modèles dans le paléolithique, c’est dans le paléolithique supérieur et chez les chasseurs-cueilleurs récents qu’il faut le faire.
Et la première caractéristique d’Homo sapiens moderne, c’est que sa longévité a considérablement augmenté par rapport à celle des espèces qui l’ont précédé. On dispose de peu de données sur les âges au décès des humains du paléolithique supérieur, en revanche, on en a sur les chasseurs-cueilleurs modernes, plus nombreuses, plus détaillées, et plus cohérentes entre elles. Elles semblent être le bon modèle (le meilleur dont on dispose, en tout cas) quand on essaie d’évaluer la longévité d’un Homo sapiens du paléolithique. A moins qu’on ne suppose que l’espérance de vie et la longévité des chasseurs-cueilleurs se soient brutalement allongées ces derniers milliers d’années, ce qui est très peu probables, leurs conditions de vie s’étant même plutôt dégradées.
L’espérance de vie, ce n’est pas la longévité.
A force de réduire la mortalité prématurée, les sociétés modernes ont fini par assimiler qu’en gros, l’espérance de vie et la longévité sont deux notions assez proches. Notre espérance de vie est aujourd’hui de 80 à 85 ans, et, à quelques années près, c’est aussi l’âge modal au décès, l’âge auquel on meurt le plus souvent.
Mais dans les sociétés primitives, ce n’est pas du tout la même chose. On meurt beaucoup autour de la naissance, puis de moins en moins jusque vers 30 ans. Ensuite, la mortalité remonte lentement jusqu’à atteindre un deuxième pic, vers 70 ans. Quelques individus dépassent 80 ans. On a donc deux pics de mortalité, c’est une distribution bimodale. Et l’originalité de celle-ci, c’est qu’en moyenne, les populations meurent vers 30 ou 35 ans. Mais 30 à 35 ans, c’est un âge auquel on meurt assez peu. On meurt plus souvent nettement avant, ou nettement après. L’espérance de vie, vers 30-35 ans, est très éloignée de la longévité, vers 80 ans (1). (...)
Les ressources ne sont pas rares (mais il faut aller les chercher)
La réalité, dans le monde paléolithique, c’est que les ressources ne sont pas rares. Mais elles sont difficiles à acquérir. Il faut beaucoup de compétences pour ramener de quoi manger à la maison, et c’est très différent. Et ça n’a pas les mêmes conséquences chez les humains que chez les autres primates. (...)
contrairement aux autres primates, les humains mettent très longtemps à être capables de produire plus de nourriture qu’ils n’en consomment (jusque vers 18 ans), et ils comptent donc sur les autres membres du groupe. Ensuite, les hommes deviennent contributeurs nets pour le groupe, mais les femmes pas encore. Parce que les femmes entament alors leur période de fécondité, et, en moyenne, cette tâche leur coûte trop de temps et d’énergie pour être pleinement efficaces dans la recherche de nourriture. Elles se rattrapent plus tard, après la fin de leur période de fécondité. Et elles deviennent contributrices nettes jusque très tard, vers 70 ans. Les hommes, quant à eux, deviennent contributeurs nets vers 18 ans, et le restent jusqu’à 60. Surtout, ils sont généralement pleinement opérationnels vers 35 ans seulement, quand ils ont acquis suffisamment d’expérience et sont encore en pleine forme physique. Ensuite, leur capacité à approvisionner le groupe ne baisse que lentement : ils compensent la diminution de leurs capacités physiques par de l’expérience. (...)
Sachant que les chasseurs-cueilleurs ont besoin d’une longue période d’apprentissage, que les femmes ne sont contributrices nettes qu’après 40 ans, en gros, il est indispensable qu’on ait un nombre d’individus compétents qui survive suffisamment longtemps. Et surtout, on a besoin de limiter autant que possible les décès des individus au moment où ils sont le plus productifs. C’est justement à 35 ans qu’il est problématique de perdre les hommes, et même encore pas mal d’années plus tard. Une maladie qui vous aurait tué à 35 ans aurait bien été un désavantage sélectif pour vos enfants, et pour tous les enfants du groupe. L’avantage évolutionnaire est aux groupes qui parviennent à garder vivants autant que possible d’adultes, au moins jusqu’à 60 ans pour les hommes, 70 ans pour les femmes. Parce qu’on est dans des sociétés de coopération, et pas seulement de compétition pour les ressources.
Mais même après 60 ans, on a intérêt à garder encore un peu en vie les vieillards. Parce que si l’espèce humaine se caractérise par sa coopération, elle se caractérise aussi par sa culture. Les personnes trop âgées pour être contributrices nettes d’un point de vue économique restent encore des mines de savoir utiles au groupe, d’autant plus qu’on est dans des sociétés orales. Elles peuvent aussi continuer à participer aux soins aux enfants, avoir un rôle de médiateur, de pacificateur dans le groupe, etc. A moins que la situation soit vraiment difficile, garder les vieillards est avantageux. On peut penser aussi que, même quand leur poids devient trop lourd, on ait pu continuer autant que possible à en prendre soin, parce que l’humanité, c’est aussi de la compassion, de l’amour, de la reconnaissance pour tout ce que les anciens ont apporté, etc. D’un point de vue évolutionnaire, on peut se demander d’ailleurs si les groupes capables de prendre soin des individus handicapés ou très âgés ne sont pas justement ceux dont les capacités culturelles étaient les plus développées, ce qui était sans doute un autre avantage… On retrouve d’ailleurs des preuves de soins prodigués durant de longues années à des enfants handicapés, avec pour le coup aucun avantage économique pour le groupe, chez Sapiens, mais aussi Néandertal. (...)
Ménarche et ménopause
Autre affirmation douteuse : nos ancêtres atteignaient la puberté vers 12-13 ans, et avaient immédiatement des enfants. Les données sur l’âge de la ménarche (méno-pause, la fin des règles, mén-archè, le début) chez les jeunes filles des sociétés traditionnelles s’accordent en réalité vers 16 ans en moyenne, et l’âge au premier enfant vers 18 ans au moins (4), tandis que le dernier enfant arrive en moyenne vers 40 ans, même si les risques de mortalité en couche augmentent avec l’âge. La ménopause quant à elle survient, chez les femmes des sociétés traditionnelles comme dans nos sociétés, en moyenne vers 50 ans.
La ménopause est depuis des décennies un sujet de discussion inépuisable entre anthropologues. Parce que ce n’est pas tout à fait une spécificité humaine, mais c’est tout de même quelque chose de très rare dans le règne animal. (...)
chez les femmes, l’espérance de vie après la ménopause est encore d’une vingtaine d’années dans les sociétés traditionnelles (oui, avant même l’arrivée de la médecine moderne), et ce n’est qu’une moyenne, des femmes peuvent vivre 30 ou 40 ans après. Ça pose des tas de questions : est-ce que c’est la période de fertilité qui s’est réduite chez les humaines, est-ce qu’au contraire elle est restée stable, et ce serait la longévité qui aurait augmenté ? Et quels ont été les avantages à vivre si longtemps alors que l’on n’est plus fertile ? Dans l’optique de nos trois génies transhumanistes, ces 30 ans d’infertilité sont un insupportable gaspillage où les femmes ne propagent pas leurs gènes tout en consommant des ressources. Ces gens-là n’ont peut-être pas eu de grand-mère ? (...)
au-delà de la comptabilité des ressources, on constate que les enfants ont des chances de survie fortement améliorées lorsque leur grand-mère, particulièrement leur grand-mère maternelle, est présente à proximité. On le retrouve dans toutes sortes de cultures, d’ailleurs. La grand-mère aide à l’acquisition des ressources, à l’éducation, au soin, et permet à sa fille d’avoir elle-même plus d’enfants. (...)
Les générations non reproductives ne sont pas en compétition avec les générations plus jeunes (ou alors vraiment très tard), mais au contraire, sont un soutien crucial pour ces générations. Les grand-mères maternelles étant particulièrement utiles à leurs filles et à leurs petits-enfants (et ça n’a pas changé). Il y a un avantage évolutif majeur à vivre plus vieux.
Le contresens de nos stars du transhumanisme est d’oublier que l’espèce humaine est, entre autres, coopérative, éminemment culturelle, et que le soin y compte beaucoup.
Si les transhumanistes veulent vraiment améliorer le sort de l’humanité, il serait bon qu’ils éliminent leurs préjugés