
Dix-huit employés d’un salon de coiffure africain à Paris, tous en situation de travail dissimulé, se sont lancés en 2014 dans une grève de... neuf mois. Les « 18 du 57 boulevard Strasbourg » réclament leur dû : des mois de salaire non payés, la régularisation de leur situation, un travail dans des conditions respectant la dignité humaine. Cette affaire apporte un éclairage nouveau sur une situation assimilable à de la traite humaine, en plein cœur de la capitale. Basta ! revient sur l’affaire, avant la décision qui doit être rendue ce 10 novembre par les tribunaux.
AFP : Les deux anciens gérants ont été jugés "intégralement coupables" des nombreux délits pour lesquels ils étaient poursuivis : travail dissimulé, emploi de personnes en situation irrégulière, rétribution inexistante, pas de toilettes pour les salariés, absence d’aération et d’extincteur dans le sous-sol où s’effectuaient les teintures, installation électrique non conforme... Le premier, Mohamed Bamba, Ivoirien, gérant de fait du salon, est en fuite. Il a été condamné à deux ans de prison dont un avec sursis et 31.800 euros d’amende.
Le second, Walid Daollat, un Jordanien gérant de droit du commerce et déjà condamné pour des faits similaires dans un autre salon, a été condamné à dix mois d’emprisonnement et 10.600 euros d’amendes. Le tribunal, qui a globalement suivi les réquisitions du parquet, a également condamné solidairement les deux hommes à verser 1.000 euros à chaque victime et 1.500 euros à l’Union départementale de la CGT, partie civile, au titre des dommages et intérêts.
Douze heures par jour pour un salaire de misère
Autour de la station de métro Château d’eau, près de leur ancien lieu de travail, des rabatteurs ont coutume de distribuer des cartes pour les salons de coiffures, dont les vitrines s’enchainent le long des trottoirs. L’inspection du travail y a recensé environ 80 salons de coiffure et d’esthétique, et de nombreux « magasins de mèche ». Leurs contrôles font état de « nombreux recrutements de travailleurs sans papiers, non déclarés ». C’est précisément le cas des dix-huit employés du 57, dont les témoignages sur leurs conditions de travail laissent sans voix : un salaire compris entre 1,68 et 4,77 euros de l’heure, pour une moyenne de douze heures par jour. Soit entre 200 et 400 euros mensuels. Un salaire au moins trois fois inférieurs au Smic, sans compter les dépassements d’heures légales de travail, et ce, au cœur de la capitale. (...)
Parqués dans une pièce sans fenêtre et sans pause
L’affaire remonte à décembre 2013. A l’époque, un salon de coiffure afro ouvre au 57 boulevard Strasbourg. Certains des employés viennent d’un autre salon, situé dans la même rue, mais qui ferme ses portes. C’est le cas de Madame D. Cette ivoirienne vient de déposer une demande d’asile en France et son dossier est en cours d’examen. Alors qu’elle marche dans le quartier, un rabatteur tente de lui vendre une coiffure. L’homme la suit et insiste, alors qu’elle explique ne pas en avoir besoin. « J’ai fini par lui dire que je ne voulais pas être coiffée, car je suis moi-même coiffeuse ». Au pays, Mme D. a son salon. L’homme lui répond alors qu’il a un ami qui a une place pour une coiffeuse. Là voilà embauchée.
Daniel, originaire d’Afrique de l’Ouest et arrivé en France avec sa famille, a rencontré quelqu’un alors qu’il faisait une course dans le même secteur. « Il m’a dit qu’il avait un ami qui avait un salon. Et comme j’ai un enfant je dois travailler pour le nourrir. » Mais les employés ne sont pas rémunérés, ou reçoivent des sommes dérisoires, sans échéance claire. Les employés sont divisés en trois groupes : les sinophones en charge de la manucure au 1er étage ; les francophones qui font des coiffures et des tresses au 1er également ; et les anglophones, parqués au sous-sol, la pièce dans laquelle se font les shampoings et les couleurs. Une pièce sans fenêtre ni aération, toujours humide, dans laquelle stagnent les émanations des produits chimiques.
Ils racontent travailler sans pause du matin au soir. (...)
Neuf mois d’occupation
Pour la première fois, en mai 2014, les employés se mettent en grève avec le soutien de la CGT et réclament leur salaire. Au bout de deux semaines, une partie leur est versée. Surtout, ils obtiennent contrats de travail, les 35 heures au lieu des 80 heures habituelles, des congés payés et des fiches de paie. « La situation a été mise au clair quant au droit du travail, et les demandes de régularisation de leur titre de séjour ont été faites », explique Marilyne Poulain, de la CGT. (...)
Le 10 juin 2014, le travail reprend après la signature d’un protocole de fin de conflit. Mais un mois plus tard, un des gérants informe les employés que le salon est placé en liquidation. Puis le 24 juillet 2014, les gérants distribuent une lettre aux employés leur indiquant qu’il doivent partir. « La liquidation du salon était un message », analyse Maryline Poulain. « Ce n’était pas à nous de dicter la loi dans le quartier. L’enjeu était énorme, pour tous les salons qui ont recours à ces pratiques. »
De son côté, Daniel explique que ce jour de juillet a été déterminant : « C’est alors qu’a démarré la grève la plus longue, jusqu’en avril 2015, avec neuf mois d’occupation du salon. Avec des difficultés, mais aussi une solidarité très forte, qui a permis de faire tenir la grève et de maintenir la lutte. »
La traite, une réalité passée sous silence
En réalité, c’est une affaire de traite d’êtres humains qui se joue. (...)
« Si nous avons porté plainte pour traite, c’est qu’il y a tout un système d’exploitation qui fonctionne au niveau du quartier : des promesses de rémunération non tenues, des conditions de travail portant atteinte à la dignité humaine, une rétribution insuffisante, voire inexistante par rapport à un travail donné. Et ce sont des personnes vulnérables qui sont ciblées : celles qui n’ont pas de carte de séjour, mais aussi des femmes isolées, des primo arrivants, des demandeurs d’asile. Certains étaient passés par la Libye et par Lampedusa », détaille la syndicaliste.
Recul du gouvernement
Dans son procès verbal, dressé en septembre 2014, l’inspection du travail note : « Au vu de l’ensemble de nos constats, il nous semble que le délit de traite des êtres humains pourrait être constitué. » Dans une réponse à Marie Georges Buffet, le ministre de l’Intérieur Bernard Cazeneuve parlait lui-même de « conditions de traite ». Mais en mai 2015, il change d’avis, les éléments ne permettant pas « de caractériser une situation de traite des êtres humains ». Un changement de posture face à un enjeu politique trop lourd. Parler de traite en plein Paris serait sans doute écorner l’image de la France. (...)