L’exposition « Dans les yeux de Bastien Vivès » vient d’être annulée par le festival d’Angoulême. Dans un milieu encore pétri de sexisme et de non-dits, plusieurs personnalités de la bande dessinée souhaitent aujourd’hui pousser le débat. Elles réclament une réflexion de fond sur les imaginaires véhiculés par le 9e art français.
De nombreux questionnements, presque autant d’incertitudes, quelques « nuits fiévreuses » et d’interminables discussions. L’annulation de l’exposition « Dans les yeux de Bastien Vivès » au prochain festival d’Angoulême, prévu fin janvier, n’a pas tari les débats qui ont émergé, depuis dix jours, dans le monde de la bande dessinée. « Quelque chose d’historique est en train de se passer », estime l’autrice Anne Simon. (...)
Beaucoup de choses ont désormais été écrites et commentées sur les ouvrages de Bastien Vivès mettant en scène pédopornographie et inceste. Ses déclarations dans la presse, ses autres dessins problématiques, ses violentes attaques contre la dessinatrice Emma... Tout est remonté à la surface. Et le grand public a soudainement découvert un sujet qui circule depuis fort longtemps dans un cercle d’initié·es.
Après l’annulation de son exposition, et un premier post effacé entre-temps, l’intéressé a fini par publier un message sur Instagram dans lequel il écrit : « Je condamne la pédocriminalité, ainsi que son apologie et sa banalisation. Je condamne la culture du viol et les violences faites aux femmes. Je tiens à exprimer ma solidarité sincère envers les victimes d’inceste et de tous autres abus sexuels. En aucun cas, mes livres ne doivent être lus sous le prisme de la complaisance envers ces crimes. » (...)
Bastien Vivès indique également « regretter sincèrement certains de [ses] propos, et plus particulièrement ceux à l’encontre de la dessinatrice Emma », envers laquelle il s’excuse. « C’était gratuitement violent, irrespectueux et surtout indigne. » De son côté, le festival d’Angoulême a justifié la déprogrammation de l’événement en raison « des menaces physiques » proférées vis-à-vis de l’auteur, considérant que l’œuvre de ce dernier, « dans son ensemble, relève de la liberté d’expression ».
« Le débat en jeu porte sur des questions aussi anciennes que l’art, poursuit le communiqué. Celles relatives à la liberté d’expression et de création, à la responsabilité des artistes, aux nécessaires évolutions sociétales, à la morale, aux barrières entre la fiction et le réel, à la censure, et à l’autocensure. » Un propos qui n’a pas convaincu le Collectif des créatrices de bande dessinée contre le sexisme, créé en 2016, qui attendait « avant tout des excuses et surtout des explications ».
Contre la censure, pour un débat
À l’instar du collectif, la plupart des personnalités interrogées par Mediapart (lire notre Boîte noire) ne réclamaient pas l’interdiction de l’exposition consacrée à Bastien Vivès. Raison pour laquelle bon nombre d’entre elles n’ont pas signé la pétition lancée par Arnaud Gallais et Mié Kohiyama, du mouvement de lutte contre les violences sexuelles Be Brave France, et signée par plus de 100 000 personnes.
En revanche, elles souhaiteraient que cette affaire ne reste pas une simple polémique et qu’elle permettre d’ouvrir un débat plus large dans un milieu encore épargné par le mouvement #MeToo – comme celui de l’édition du reste. « Bastien Vivès concentre cette espèce de fantasme patriarcal de la bande dessinée dans laquelle on a grandi, mais il n’est pas le seul qui est problématique, affirme l’autrice Delphine Panique. Ce n’est pas lui le problème, c’est le système. »
Car, comme le souligne l’autrice Lisa Mandel, « Bastien Vivès, ce n’est pas une génération spontanée, il n’est pas apparu comme ça ». Il est « le produit d’un système » qui l’a mis à l’honneur pendant des années. Des éditeurs qui ont publié ses ouvrages aux journalistes qui l’ont encensé, en passant par les libraires et les programmateurs de festivals qui l’ont porté aux nues, c’est toute « une chaîne du livre » qui est concernée. Et qui, jusqu’ici, est restée bien silencieuse (...)
pour beaucoup, c’est précisément cet héritage qui mériterait d’être questionné aujourd’hui. (...)
Lisa Mandel rappelle que « ça fait des années qu’il y a une culture du viol dans la bande dessinée ». D’ailleurs, « beaucoup de livres provoqueraient l’indignation si l’on prenait le temps de les feuilleter ». « Comment se fait-il que des éditeurs s’autorisent à publier des représentations de la culture du viol ? », interroge-t-elle. Pourquoi un tel sentiment d’« impunité » ? Ce sont ces questions, plus systémiques, que plusieurs personnalités sollicitées par Mediapart souhaiteraient mettre sur la table. (...)
Un milieu historiquement masculin
Lorsqu’elle publie son premier livre, Emma découvre un milieu et des codes qu’elle trouve immédiatement très « pénibles ». La promotion médiatique, le poids des institutions, les renvois d’ascenseur, toutes ces choses que l’on doit accepter pour éviter de se fâcher avec les un·es et les autres… « Ce sont des rapports de soumission, affirme-t-elle. Je suis ingénieure informatique et je suis arrivée par la bordure. J’ai l’impression que c’est ce qu’on me reproche, en plus d’être une femme… »
Alors que beaucoup de femmes font aujourd’hui de la bande dessinée, « le milieu est historiquement masculin », souligne Delphine Panique. « Les éditeurs sont encore très majoritairement des hommes, même si les choses évoluent un peu. » La plupart des postes de pouvoir, dans les maisons d’édition ou dans les festivals, sont occupés par des hommes qui ont baigné dans l’imaginaire sexiste des « albums à la papa » du siècle dernier. « Il y a des structures de discrimination », note Nina Lechartier.
L’autrice, qui a publié son premier ouvrage en 2020, évoque ainsi un milieu rempli de « mecs prétendument cool qui pensent que les femmes sont des bouts de viande ». « C’est hyper-dégradant, dit-elle. Quand on arrive là-dedans, ça nous donne forcément une insécurité. »
Mirion Malle en a encore fait l’expérience à l’occasion de la dernière édition du festival d’Angoulême. « Je me suis rendu compte que les femmes qui font de la bande dessinée ne seront jamais les collègues des hommes. »
Elle raconte comment, cette année-là, un auteur l’a « collée » toute une soirée, avant de finir par lui dire qu’il avait vu sa photo, qu’il l’avait trouvée « très belle », mais qu’il n’avait jamais regardé son travail. « Toutes les dynamiques se jouent autour de la question : “Est-ce que je vais pouvoir coucher avec elle ?”, regrette l’autrice. Dans le milieu, des hommes m’ont déjà dit tranquillement qu’ils pouvaient ruiner ma carrière. » Des comportements connus dans l’écosystème, mais le plus souvent ignorés. Mirion Malle en a encore fait l’expérience à l’occasion de la dernière édition du festival d’Angoulême. « Je me suis rendu compte que les femmes qui font de la bande dessinée ne seront jamais les collègues des hommes. »
Elle raconte comment, cette année-là, un auteur l’a « collée » toute une soirée, avant de finir par lui dire qu’il avait vu sa photo, qu’il l’avait trouvée « très belle », mais qu’il n’avait jamais regardé son travail. « Toutes les dynamiques se jouent autour de la question : “Est-ce que je vais pouvoir coucher avec elle ?”, regrette l’autrice. Dans le milieu, des hommes m’ont déjà dit tranquillement qu’ils pouvaient ruiner ma carrière. » Des comportements connus dans l’écosystème, mais le plus souvent ignorés. (...)
« J’ai peur d’une vague réactionnaire », indique notamment Lisa Mandel. Car, au-delà des histoires d’amitié, les arguments invoqués depuis dix jours par les défenseurs du travail de Bastien Vivès ne rassurent guère celles et ceux qui souhaiteraient qu’on remette le débat à sa juste place. « Dès qu’on proteste contre un truc sexiste, on nous dit qu’on est des censeurs, s’agace Nina Lechartier. Je ne sais pas comment faire pour que les réacs arrêtent d’accaparer la liberté d’expression. »
Une lecture réactionnaire du monde (...)
L’affaire Bastien Vivès agit comme le « catalyseur de tous les non-dits », selon l’expression de Lisa Mandel, qui appelle à « impulser un mouvement de plus longue haleine ». Voilà plusieurs années que certaines personnes du milieu souhaitaient voir émerger un #MeToo de la bande dessinée. Aujourd’hui, c’est cette occasion qui se présente. Et elles ne comptent pas la laisser passer. Des pages dédiées viennent d’ailleurs d’être lancées sur Twitter et Instagram. « On va continuer d’avoir le débat. On ne nous fera pas taire », conclut Nina Lechartier.