
Six ans après avoir dénoncé les dangers mortels du médicament du laboratoire Servier, la pneumologue bretonne mène une lutte qui la dévore pour que toutes les victimes soient indemnisées.
Elle est fatiguée. Epuisée, même. Mais elle se dit « intacte ». « Jamais je ne laisserai tomber. Mon objectif absolu, c’est le combat pour les victimes », répète-t-elle. Cet après-midi-là, Irène Frachon est au volant de sa voiture, qu’elle conduit de Brest à Nantes où l’attend un débat avec des étudiants en management. Sonnerie du mobile. Elle s’arrête un instant, jongle avec ses deux téléphones, résout le problème d’une de ses jeunes patientes, atteinte de mucoviscidose, qui se trouve en perdition à Lille. Puis repart. Cela n’arrête pas. (...)
Six ans plus tard, on la retrouve, comme vidée par un combat qui n’en finit pas. « C’est insupportable, on se bat contre une mafia. J’ai dû tout arrêter dans ma vie, lâche-t-elle. Le Mediator m’a tout volé, je ne vais plus à la chorale, je ne vais même plus au culte. Et le soir, je rentre, un verre et je m’endors, recroquevillée sur moi-même pour reprendre des forces. » Mais en colère, plus que jamais : « Ma vie est volée par ces salauds. »
Mais que diable s’est-il passé ? On pensait le dossier Mediator traité, disséqué, certes ayant pris du temps, mais étant devenu une affaire presque classée en attendant le procès pénal. Tout n’avait-il pas été analysé et accepté, avec un système d’indemnisation mis en place ? Même le vieux patron, Jacques Servier, avait disparu. Et tous étaient d’accord pour dire que le Mediator, prescrit comme un coupe-faim, aurait dû être retiré du marché en 1999, et non dix ans plus tard. Tout le monde, aussi, avait reconnu le rôle clé du Dr Frachon, pneumologue de l’hôpital de Brest.
Usine à gaz
Une page tournée, alors ? Eh bien, pas du tout. Comme si, à entendre Irène Frachon, tout était toujours à recommencer. (...)
ie par le fait que six ans après, je doive me battre dossier par dossier. » Pour Irène Frachon, les armes sont inégales. « C’est une véritable mafia que l’on a face à nous. Une batterie d’avocats, beaucoup d’argent, et des victimes qui doivent se justifier de tout. Je ne peux plus être détendue, avoue Irène Frachon. Il faut que je tienne, que je surveille tout. Il y a des actes judiciaires demandés qui ont fait perdre un an à la procédure. Aujourd’hui, rien n’est gagné, il n’y a toujours pas d’échéancier vers le procès. »
Le changement est impressionnant. Hier si sereine, la voilà aujourd’hui méfiante, sur ses gardes à chaque instant. « Il faut que je sois vigilante sur tout. On peut me voler mes SMS, ce serait pour moi l’épouvante que de mettre en danger la procédure pénale, et en même temps je suis confrontée à des situations humaines insupportables. » Elle le reconnaît sans mal. « Je suis devenue un personnage public. Je ne dois pas faire de conneries. » Et sans rire, elle vous dit : « Vous imaginez que je me fasse arrêter au volant avec 1 gramme d’alcool, tout de suite on dira : "Et c’est elle qui défend les victimes…" » (...)
« C’est pourtant simple, insiste-t-elle, voilà des personnes qui ont pris du Mediator pendant des années, ils ont eu une valvulopathie plus ou moins grave. Le labo leur a menti, on les indemnise, c’est un minimum, non ? » Eh bien non. Tout est lourd. Sous l’impulsion de Xavier Bertrand, alors ministre de la Santé, il a été créé un fonds d’indemnisation qui reposait sur ce principe simple : vous avez pris du Mediator, vous avez été affecté, on mesure le degré de handicap. Et on vous indemnise, c’est Servier qui paie, mais s’il refuse, le fonds avance l’indemnisation puis se retournera contre Servier pour se faire rembourser.
Aujourd’hui, ce sont plus de 6 000 dossiers qui ont été déposés. Mais cela traîne, tout traîne. (...)
A 19 heures, dans un amphi de l’école de commerce de Nantes, une petite centaine d’étudiants sont présents pour écouter « la » lanceuse d’alerte. La star. Car au-delà de ses coups de blues, Irène Frachon est reconnue, on l’aborde dans la rue, on la félicite. Un film va même sortir à la rentrée autour de son histoire, avec des acteurs reconnus, tourné dans les lieux même où le drame s’est produit. « Je ne reçois que des messages très chaleureux, raconte Irène Frachon, sollicitée tous les jours. J’ai des dizaines de demandes par semaine, pour participer à des débats, des conférences. Là, je viens de recevoir un truc pour Nuit debout. Je refuse presque tout. Je me suis donné pour consigne d’accepter toutes les invitations des facs de médecine. Parler aux étudiants de médecine, c’est essentiel, ce sont eux qui porteront le changement. » Et là, elle se montre sévère : « Quand je leur parle des conflits d’intérêts, eux, ils comprennent tout de suite. Ce n’est pas comme leurs aînés qui répètent que c’est plus compliqué que cela, qu’il n’y a pas de bons experts qui n’aient pas travaillé avec l’industrie. » (...)