
Comme Maurice Audin, des milliers d’Algériens disparaîtront du fait des forces de l’ordre françaises pendant la guerre d’Algérie. Emmanuel Macron a promis l’ouverture des archives pour sortir leur trace du brouillard du récit officiel et du refoulé. Historiens et familles l’attendent encore.
Une décision très attendue, soixante-et-un ans après la disparition du mathématicien communiste algérien d’origine européenne, investi dans la guerre d’Algérie du côté de l’indépendance. Et autant d’années de lutte pour Josette Audin, sa femme, qui a sans relâche réclamé la lumière sur les suites de l’arrestation de son mari par les parachutistes de l’armée française, un jour de juin 1957, à Alger. C’est-à-dire, à une époque qu’on appellera “la Bataille d’Alger”, et où les pouvoirs de police, comme le pouvoir militaire, étaient entre les mains du général Massu.
Ce que dit la déclaration d’Emmanuel Macron ce jour-là est essentiel, et à plus d’un titre. Essentiel, parce que l’ouverture officielle des archives reste un acte symbolique important - même si, d’un point de vue plus concret, la famille Audin avait eu accès à de nombreuses pièces du dossier moyennant de multiples demandes de dérogation. Et aussi grâce au soutien, important, d’historiens dont les enquêtes dans les dédales d’une histoire officielle pétrie de faux semblants et de contre-vérités ont à la fois nourri la connaissance que la famille avait, et donné de la notoriété à ce cas singulier. (...)
Mais si les mots qu’a prononcés Emmanuel Macron le 13 septembre 2018 chez Josette Audin sont si essentiels, c’est surtout parce que le texte de cette déclaration est formidablement ciselé. On le retrouve sur le site de l’Elysée un an plus tard. En inscrivant “la disparition” de Maurice Audin entre guillemets, les mots d’Emmanuel Macron signent, immédiatement, une distance avec ce qui fut longtemps la version officielle, puis finalement quelque chose de l’ordre d’un implicite refoulé.
Fable, mise en scène et falsification
Non, Audin n’a pas vraiment “disparu” : il est mort. Josette Audin s’en était du reste convaincue très tôt, alors qu’elle et leurs trois jeunes enfants étaient sans nouvelles de Maurice depuis 11 juin 1957, et tandis que les autorités à Alger lui racontaient la fable d’une évasion en jeep qui aurait eu lieu dix jours plus tard. Le 4 juillet, il n’a pas été arrêté depuis un mois qu’elle a déjà déposé plainte pour “homicide volontaire”. Cette plainte, qui se soldera en 1962 par un non-lieu du fait des amnisties prononcées à l’issue de la guerre d’Algérie, marquait le début d’un âpre combat pour faire reconnaître la responsabilité de l’Etat français dans sa mort, en dépit des détails qui font toujours défaut. (...)
En reconnaissant l’existence de ce “système”, dont on sait aujourd’hui qu’il a été généralisé à toute l’Algérie, bien au-delà de la seule “Bataille d’Alger” à la main du général Massu en 1957, Emmanuel Macron a universalisé le cas Audin. Puisque “système” il y avait eu, ce n’était plus seulement de Maurice Audin qu’il était question. C’est-à-dire, pas uniquement du parcours singulier d’un Algérien né en Tunisie et d’origine européenne, universitaire de métier. Et qui donc n’était pas “un musulman”, “un indigène”, comme on disait alors dans la France coloniale. Il devenait aussi question de tous les disparus du fait des forces de l’ordre françaises. Ceux-là sont des milliers. (...)
aucune décision n’est venue prolonger cet engagement présidentiel à “encourager le travail historique sur tous les disparus de la guerre d’Algérie, français et algériens, civils et militaires” moyennant cette dérogation générale. En un an, aucune circulaire n’a pulvérisé le verrou sur ces archives, comme cela avait pu être le cas avec une vingtaine de dérogations générales qui ont pu être décidées depuis les années 70 - principalement, pour des fonds qui ont trait à la Seconde guerre mondiale.
Le 20 septembre 2019, dans une journée d’études consacrée à ces disparus du fait des forces de l’ordre françaises pendant la guerre d’Algérie, Jean-Charles Begague, du Service interministériel des archives de France, pariait sur “une prochaine dérogation sur les rails”. La chose serait imminente à l’entendre. Il venait surtout éclairer les atermoiements par la sensibilité du dossier (...)
Tampon secret défense
Dont acte ? Voire. Sur le terrain, dans les services d’archives, des archivistes alertent sur la lenteur du processus, et des freins colossaux. La conservatrice Caroline Piketty souligne ainsi qu’une véritable usine à gaz, qui s’ajoute à une certaine culture de l’Etat, entrave l’accès aux archives. Ces freins sont méconnus du grand public car ils conjuguent, ensemble, une vraie technicité juridique, des codes archivistiques bien spécifiques, et parfois une volonté de traîner des pieds. En effet, ces fameuses dérogations supposent encore que les documents auxquels on donnerait accès soient déclassifiés par l’autorité qui les a produits (ou en tous cas, l’institution qui en est l’héritière). C’est-à-dire que cela implique que le secret de la défense nationale soit levé, au coup par coup, pièce par pièce, avec l’aval des autorités concernées. Autrement dit, un verrou puissant... et un verrou qui entrave drastiquement l’accès à autant de fonds d’archives susceptibles de crever un silence obstiné. (...)