
S’il existe une génération 68, c’est dans l’esprit de ceux qui ne l’aiment pas : ses aînés qui ruminent encore l’émeute, les grèves, l’argent perdu et la mise en cause sauvage des vertus familiales et civiques ; ses cadets qui attribuent les errements actuels à une dérive originelle, presque un demi-siècle après, portée aujourd’hui par des soixante-huitards au pouvoir. S’il fallait traduire en termes politiques, on dirait que la haine vient de tous côtés, des conservateurs, catholiques, traditionalistes, entrepreneurs dynamiques, mais de la gauche aussi, convertie au management ou accrochée aux positions de la vieille gauche. Au moins ces hostilités convergentes permettent-elles de révéler un fait négligé : la génération 68 n’a jamais pris le pouvoir.
On avait cru qu’une telle génération, éveillée à la politique en mai 68 et souvent un peu avant, avait vocation à prendre les rênes un jour. Et pourtant, son absence est spécialement aveuglante si on considère son poids démographique, son cœur en étant les enfants du baby-boom, la classe d’âge la plus nombreuse que la France a jamais connue. Or combien sont arrivés au pouvoir ? Dans un pays où la Résistance a été le principal creuset de la classe politique pendant 50 ans, où la guerre d’Algérie a constitué l’école politique d’une génération née avant la guerre, on cherche vainement des dirigeants politiques issus de la génération 68 : pas un président de la République, pas un premier ministre, peut-être quelques ministres discrets et oubliés. Si l’on veut bien considérer la génération dans sa définition politique, les exceptions ne concernent guère que des ministres dont la jeunesse, de bonne naissance et dans les grandes écoles, fut fort éloignée de la contestation de ce temps. Cette absence fut sans doute d’abord l’effet de la domination de la droite au pouvoir. Mais quand la gauche le conquit, ses dirigeants répétèrent la même méfiance à l’égard de la critique, de l’ironie et de la provocation, une méfiance de professionnels de la politique.
L’absence fut peut-être d’abord le choix jamais rationalisé d’une génération qui marqua son désintérêt pour le pouvoir, sauf à se renier. Les premières années de l’après 68 — on a d’ailleurs paradoxalement utilisé le pluriel des « années 1968 » — ont conforté la critique de la politique qui a formé la génération. Quelques-uns ont bien essayé de mener carrière au-delà d’un entre-soi (les petits partis trotskistes ou maos). Ils ont vite abandonné. Sans doute manquaient-ils aussi des prédispositions à la lutte des partis, des motions, des calculs, des trophées et des trahisons. Ils n’ont même pas trouvé d’expression publique, si ce n’est Daniel Cohn-Bendit, invité régulier des plateaux comme un porte-parole obligé qu’un réflexe journalistique expose comme un signifiant : mai 68. Si cette génération a évité le pouvoir, elle a subi le mépris des hommes de pouvoir (...)
L’exclusion se révèle aussi dans les inspirations politiques d’aujourd’hui. Ne parlons pas d’économie tant l’orthodoxie libérale est aux antipodes du communisme utopique qui a inspiré la génération 68 — très éloigné aussi de l’esprit gestionnaire d’une gauche convertie au réalisme économique et à la frénésie comptable. Quand les clichés les plus vulgaires d’un racisme décomplexé prolifèrent dans la vie quotidienne, ou à l’encontre d’une ministre noire, la lenteur et la modération des réactions détonne tristement sur la colère que le racisme suscitait il y a 40 ans. A l’inverse, on suggère facilement l’empreinte de la génération 68 sur les changements sociétaux qui furent la suite logique du gigantesque mouvement de transformation des mœurs. Les adversaires du « mariage pour tous » ont maudit ces gauchistes qui avaient ouvert la voie et tenaient certainement les ficelles dans les coulisses. Oubliant que si la génération 68 a bien œuvré à la levée de l’interdit homosexuel, rien ne lui était plus opposé que la revendication du mariage. La sympathie pour ce mariage pour tous se mâtinait donc d’un sentiment dubitatif pour le conformisme de la revendication. Autre exemple : le débat sur la prostitution. Là encore, comment ne pas voir la main de la génération 68 dans le projet de pénaliser l’amour vénal ? La montée d’une gauche puritaine est là encore aux antipodes de l’esprit soixante-huitard, sauf à renier son orientation hédoniste et libertaire. (...)