
Plus d’un million de personnes sont en France en situation de grande dépendance vis-à-vis des jeux d’argent et de hasard. Pour le plus grand bénéfice de l’État. Et demain, des actionnaires de la FDJ ?
C’est un paradoxe étatique aux vieux accents jésuites. En France, les jeux d’argent et de hasard « sont soumis à une interdiction générale de principe ». Ils sont interdits en raison des risques qu’ils comportent. D’abord pour l’ordre public (en favorisant la fraude voire des activités criminelles). Ensuite pour l’ordre social et la protection de la santé (compte tenu des risques d’addiction et de surendettement). Mais cette sage prohibition est, en même temps, « assortie d’exceptions strictement définies par le législateur ». Et en pratique la France en autorise une gamme qui ne cesse, au fin du temps, de s’élargir.
Tel est le préambule du dernier rapport de la Cour des comptes consacré à ces « jeux » –des jeux qui prennent une place de plus en plus large dans le champ des addictions. Des jeux qui, « en ligne », sont ouverts à la concurrence depuis une loi du 12 mai 2010. Pour autant, le monopole de la Française des jeux (FDJ) a été maintenu sur les jeux de grattage et de tirage, ainsi que sur les paris sportifs « en dur ». Le monopole des sociétés de courses (et notamment du Pari mutuel urbain (PMU) a également été maintenu sur les paris hippiques « en dur ». Et dans le même esprit protectionniste, les casinos ont conservé leur monopole, les jeux de casinos n’étant autorisés qu’« en dur ».
On pourrait ainsi imaginer que la régulation républicaine est parfaitement assurée. On aurait tort. (...)
ces jeux d’argent et de hasard ne sont pas « des jeux comme les autres ». Ils peuvent être à l’origine d’une addiction-dépendance à bien des égards similaire à celles induites par le tabac, l’alcool ou les substances addictives illicites. Avec son cortège de plaisirs immédiats et d’esclavage en puissance. (...)
Pour l’heure, la FDJ (détenue à 72% par l’État) vient d’annoncer une hausse de 5,3% des mises au premier semestre 2018 (à 7,9 milliards d’euros) –et ce grâce notamment au succès des paris sportifs liés à la Coupe du monde de football. Une annonce faite en vue de sa privatisation imminente. La Loterie, activité centrale du groupe coiffant les jeux de tirage et de grattage, a vu ses mises semestrielles totaliser 6,3 milliards d’euros, contre 6,2 milliards un an auparavant. Les paris sportifs ont quant à eux généré 1,6 milliard d’euros –une augmentation de 25% sur un an. Le semestre enregistre également une nette croissance des mises numérisées (...)
Tout irait ainsi pour le mieux dans le meilleur des mondes ludiques et débridés du jeu et de l’argent. Ce serait compter sans l’Observatoire des Jeux (ODJ) qui vient de rendre publique une analyse inquiétante de la réalité économique et sociologique des jeux d’argent en ligne : « Les pratiques de jeux d’argent sur internet en France en 2017 ». (...)
Cette enquête nationale « eGames France 2017 » s’inscrit dans un projet international coordonné par l’ODJ qui rassemble des enquêtes équivalentes menées en Allemagne, Italie, Suisse, Pologne et au Québec. Auto-administrée sur internet, elle a été menée auprès de 6.200 pratiquantes et pratiquants de jeux d’argent en ligne représentatifs des internautes français.
« Au moment de l’enquête, les dépenses sur internet, en constante progression depuis 2010, représentaient 10% de l’ensemble des dépenses de jeux d’argent des Français. La population des joueurs en ligne est plutôt masculine, diplômée et composée d’individus appartenant à des catégories sociales légèrement supérieures par rapport à la population française des internautes. Les pratiques sont concentrées sur les jeux pour lesquels il existe une offre légale [il existe quinze opérateurs agréés], notamment les jeux de loterie qui sont les plus pratiqués sur internet. Toutefois, près de 2 joueurs en ligne sur 10 pratiquent des jeux sur une offre qui n’est pas légale ou régulée (machines à sous, jeux de casino, paris financiers ou paris sur e-sport). Si on ajoute à ces activités non régulées la pratique d’une activité régulée mais utilisant au moins un site non agréé, on dénombre 3 joueurs sur 10 ayant une “pratique de jeu non régulée”. » (...)
« Deux joueurs en ligne sur dix sont engagés dans des pratiques leur causant des problèmes plus ou moins graves : 9,4% sont classés comme joueurs à risque modéré et 13,0% comme des joueurs excessifs, en grande difficulté avec leurs pratiques de jeu. [...] Être un homme, jeune, diplômé, être actif, chômeur ou étudiant, avoir de faibles revenus sont des caractéristiques sociodémographiques liées à une plus forte proportion de jeu problématique. »
L’ODJ constate que les pratiques sur internet s’intensifient et que les problèmes liés à ces pratiques s’accroissent. (...)
C’est dans ce contexte que survient la décision gouvernementale de privatisation de la FDJ : une ouverture du capital associée à un « cadre de régulation approprié » (sic). (...)
Ce projet de loi suscite de vives inquiétudes chez les spécialistes de l’addiction en général, et tout particulièrement chez celles et ceux qui sont confrontés aux pathologies induites par les jeux d’argent comme l’expliquait, dès le mois de mars, la Fédération Addiction. Elle réclamait alors « un nécessaire débat public » face aux perspectives d’une augmentation des incitations auprès des détaillants –et ce « pour les amener à vendre plus de jeux afin “d’équilibrer” le manque à gagner dû à la hausse du prix du tabac ».
« Changer le modèle économique de l’offre de jeu en passant d’une conception extensive à une conception intensive n’est pas sans conséquences : l’Italie et l’Australie, après avoir expérimenté une politique libéraliste avec la privatisation, font aujourd’hui marche arrière », soulignent les spécialistes de la fédération.
« Son coût social est proche de celui de l’alcool et des drogues illicites et ses répercussions en termes de dommages sociaux, familiaux, économiques et professionnels sont importantes » (...)
les joueurs en difficulté ont encore trop peu recours au système de soin, ou trop tard, bien souvent quand les dommages sont installés.
Parmi les cibles des spécialistes de la prise en charge de cette addiction : « Cash, numéro 1 des tickets à gratter ». (...)
Rien n’est simple, ici, comme dans toutes les situations schizophréniques où l’État contrôle et tire profit de la commercialisation de substances (tabac, alcool) ou de pratiques addictives dont les dangers ne sont plus à démontrer. Des situations étatiques de conflits d’intérêts. « L’État régule mais finance également la recherche et le soin, quand ce n’est pas directement la FDJ qui s’en charge, dévoile ainsi Libération. L’association SOS joueurs par exemple, reçoit des subventions de l’entreprise depuis 2001 –sans que l’on sache précisément combien, l’association n’ayant jamais répondu à nos sollicitations. C’est aussi le cas du CHU de Nantes et son service addictologie, l’un des plus importants de France, qui produit également des études. » (...)