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« Fondamental », la fondation qui veut sauver la psychiatrie en partenariat avec les labos
Article mis en ligne le 15 octobre 2018

La psychiatrie traverse une crise profonde. Tandis que les grèves se succèdent dans les hôpitaux, la sortie, mi-septembre, d’un ouvrage coécrit par deux psychiatres et intitulé Psychiatrie : l’état d’urgence, a fait du bruit. À y regarder de plus près, ce dernier pose cependant question. Coédité par l’Institut Montaigne, un think tank d’obédience néolibérale, et par « Fondamental », une fondation de recherche psychiatrique principalement financée par le secteur privé, le livre est un révélateur de tournants majeurs qui sont en cours dans la recherche et dans la pratique psy. Enquête.

(...) Coédité par l’Institut Montaigne, un think tank néolibéral

L’ouvrage Psychiatrie : l’état d’urgence peut pourtant difficilement se présenter comme le porte-parole des personnels en grève dans les hôpitaux psychiatriques à travers la France. Le livre est introduit par un avant-propos de Nicolas Baverez, un économiste fervent promoteur du néolibéralisme, chroniqueur au Figaro et au Point. Dans une chronique de juin pour Le Point, l’économiste critiquait par exemple le remboursement des soins de santé. Dans les colonnes du même journal, il défendait l’ouverture à la concurrence du rail. Nicolas Baverez est aussi membre du comité directeur de l’Institut Montaigne, un groupe de réflexion (ou « think tank ») par ailleurs coéditeur de l’ouvrage. Créé en 2000 par Claude Bébéar, fondateur du géant des assurances Axa, l’Institut Montaigne est financé par de très grandes entreprises françaises comme Air France, Bolloré, Carrefour, SFR, Sanofi, Bouygues, Dassault, Orange, Veolia, Vinci, Total, Engie, LVMH, la Banque Lazard ou le Crédit agricole, ainsi que par des entreprises moins connues comme Elsan, le « leader de l’hospitalisation privée en France », dont quelques cliniques psychiatriques privées.

L’Institut Montaigne a proposé, ces dernières années, une réforme du code du travail pour donner « plus de pouvoir à l’entreprise dans la durée du temps de travail, en revenant à la semaine de 39 heures », ou encore une réforme du système de retraite français, visant à supprimer les régimes publics au bénéfice d’un système à points, plutôt que par répartition. Pourquoi une telle institution s’intéresse-t-elle au soin des troubles psychiques ?

Fondamental, une fondation qui cherche les causes des maladies psychiatriques avant tout dans le biologique
Psychiatrie : l’état d’urgence est aussi édité par la fondation Fondamental, une fondation de « coopération scientifique » (alliant fonds publics et fonds privés) créée en 2007 sous l’impulsion du ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche d’alors. « Fondation de recherche dédiée à la lutte contre les maladies mentales, la fondation Fondamental allie soins et recherche de pointe pour promouvoir une prise en charge personnalisée et multidisciplinaire des troubles psychiatriques sévères », dit la fondation sur son site. Pour prévenir et soigner les troubles psychiatriques, la fondation regarde du côté de la neurologie, de la biologie, de la génétique, de l’imagerie cérébrale et des prises en charge médicamenteuses. Soit une vision de la maladie mentale centrée sur les causes organiques, biologiques, moins encline à s’intéresser au rôle de la relation entre patients et soignants ou, par exemple, à la psychanalyse.

Pour mener à bien ses travaux, Fondamental a notamment développé un réseau de plus de 40 centres dits « experts », dédiés au diagnostic des troubles bipolaires, de la dépression dite sévère, de la schizophrénie, de l’autisme. Ils sont hébergés par des Centres hospitaliers universitaires (CHU), des hôpitaux publics, à travers toute la France. (...)

Approche économique de la pathologie mentale
C’est tout le sens de la ligne directrice affichée par Fondamental : la maladie mentale est une maladie comme les autres, comme les maladies « physiques ». Dans cette perspective, les recherches de la fondation vont vers la détection des maladies par l’imagerie cérébrale, la recherche sur des gènes ou sur des inflammations qui pourraient être causes ou vecteurs des troubles mentaux. Un programme de recherche sur « autisme et génétique » (financé par la fondation Bettencourt, la famille propriétaire de l’Oréal) se penche par exemple sur l’« identification de nouveaux gènes de vulnérabilité à l’autisme ». La plaquette de présentation du programme de recherche sur les conduites suicidaires assure que « plusieurs gènes liés aux conduites suicidaires ont déjà été identifiés ».

L’approche est loin de faire l’unanimité au sein de la psychiatrie. (...)

Fondamental veut truster l’ensemble de la psychiatrie française et dire : “Nous sommes les seuls qui arriveront à faire quelque chose, donnez-nous les rênes de la psychiatrie, et nous, nous ferons de la vraie science." Ils envisagent la santé mentale de manière très néolibérale, considérant que la pathologie mentale coûte cher. Leur but est de se placer à la pointe d’une réorganisation gestionnaire, experte et néolibérale des soins et de la société », poursuit le psychiatre.

Dans Psychiatrie : l’état d’urgence, Marion Leboyer et Pierre-Michel Llorca évoquent en effet (page 440) les « coûts indirects » des maladies mentales en termes de productivité perdue (...)

Au sujet des « centres experts » que la fondation a installé dans 43 hôpitaux, le psychiatre Mathieu Bellahsen n’est pas plus positif : « Les centres experts font un bilan sur une semaine, des recommandations aux patients, et ensuite, ces derniers doivent trouver un lieu de soin tous seuls, et ils viennent nous voir. Fondamental a créé ces centres sur le modèle des centres experts qui existent pour d’autres maladies. Pour eux, le modèle diagnostique et thérapeutique des troubles mentaux devrait être le même que celui actuellement promu pour des maladies chroniques comme le cancer, le diabète, l’obésité. Ils disent aux patients : “Vous avez cette maladie mentale, dorénavant vous aurez ce traitement toute votre vie”. »

L’industrie pharmaceutique au premier rang des financeurs (...)

La composition de la gouvernance de la fondation peut aussi interroger. Marion Leboyer et Pierre-Michel Llorca, les auteurs de Psychiatrie : l’état d’urgence, sont co-directeurs de la fondation. Jusqu’ici, rien de surprenant. La personne qui siège à la tête du conseil d’administration (CA) l’est un peu plus : il s’agit de David de Rothschild, PDG de la banque d’affaires du même nom. Parmi les membres du CA, entre un représentant des hôpitaux de Paris, des représentants d’universités, de l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm), on trouve aussi la présidente d’une société de conseil en ressources humaines qui travaille essentiellement pour des laboratoires pharmaceutiques, et le PDG d’un groupe privé de cliniques psychiatriques, Sinoué. Le groupe Sinoué, fondé au début des années 2000, possède aujourd’hui une dizaine d’établissements psychiatriques privés en France et en Angleterre. « Le conseil d’administration reflète l’objet de la fondation, qui est d’associer privé et public, répond Pierre-Michel Llorca. Les fondations de coopération scientifiques allient public et privé, c’est leur principe. »

« Une négation de la psychiatrie et du soin de relation » ? (...)

Autant d’aspects de la fondation qui indignent Philippe Gasser, psychiatre et vice-président de l’Union syndicale de la psychiatrie. « Fondamental est un lobby neuro-scientiste, dangereux pour la psychiatrie, estime-t-il. Et c’est évidemment l’industrie du médicament qui a des intérêts dans cette démarche. La fondation dénonce la misère de la psychiatrie tout en consommant un “pognon de dingue”. Il faut voir ce qui a été consommé comme budget, entre subventions et mécénat, pour les travaux de recherche de cette fondation, qui n’ont abouti à aucun résultat probant et validé. Ils collectent des quantités de données pour étouffer les gens avec la masse, mais c’est une illusion d’objectivité, comme s’ils allaient isoler le gène de la schizophrénie, sans jamais qu’il y ait de vérifications. Dans la maladie mentale, dans les troubles psychiques, différents facteurs interviennent : environnementaux, sociaux, familiaux. Pour nous, ce néo-scientisme est une négation de la psychiatrie et du soin de relation, essentiel dans nos pratiques », accuse-t-il. (...)

Nous faisons aussi face à une perte de sens de ce qu’est le soin psychiatrique, estime Mathieu Bellahsen. Quand nous avons un patient délirant, ils nous dit quelque chose avec son délire. Il faut pouvoir écouter cela aussi. Dans les mouvements actuels de contestation dans les hôpitaux psy, les personnels soignants font un barnum devant l’hôpital. Ils campent. Un lien nouveau se noue alors avec les patients et leurs familles, qu’ils n’avaient pas pu créer avant. C’est ce type de lien qui s’est perdu et que ces collectifs réinventent avec les luttes actuelles. »