
(...) Il n’y a pas de débat pour l’instant sur l’hôpital public. La Fédération de l’hospitalisation privée (FHP), soutenue par le Mouvement des entreprises de France (Medef), veut revenir à la convergence des tarifs entre l’hôpital public et les cliniques commerciales. Une telle convergence instituerait de fait une concurrence déloyale.
En effet, la clinique commerciale choisit son activité, privilégiant les activités rentables (chirurgie ambulatoire, chirurgie de l’obésité, canal carpien, cataracte, dialyse…), et sélectionne ses clients — du fait des dépassements d’honoraires réalisés par 85 % des praticiens qui y travaillent. À l’inverse, l’hôpital public ne sélectionne ni les activités ni les patients. M. Fillon s’était prononcé oralement pour un retour à la convergence tarifaire (1), malgré l’opposition de la Fédération hospitalière de France (FHF), dont le président et le secrétaire général sont deux proches du candidat Les Républicains à l’élection présidentielle. Vraie divergence ou simple répartition des rôles ?
Quoi qu’il en soit, la plateforme 2017 de la FHF (2) semble peu éloignée du programme de M. Fillon en matière de statut de l’hôpital public.
Les mêmes qui furent les défenseurs de la loi « Hôpital, Patient, santé et territoire » (HPST) plaçant les hôpitaux sous la tutelle des directeurs des Agences régionales de santé, véritables préfets sanitaires nommés par le gouvernement et révocables à chaque conseil des ministres, réclament aujourd’hui « plus d’autonomie pour les établissements dans leur action en revenant à un principe de subsidiarité qui consisterait à laisser les établissements décider pour leur compte ». Plus précisément, la FHF demande que les « établissements volontaires (…) puissent choisir un statut d’autonomie avancée » ; cela permettrait « un assouplissement de leurs modalités de gestion (…) leur conférant une plus grande souplesse en matière de recrutement, de gestion des temps de travail, de relations sociales ». De son côté, M. Fillon propose clairement de permettre aux hôpitaux d’adopter un « statut proche des établissements privés à but non lucratif » (ESPIC) (3). Il estime que « le service public hospitalier a beaucoup à apprendre des modes de gestions des cliniques ».
Alain Juppé réclamait lui aussi plus d’autonomie et de souplesse de gestion mais précisait : « faire évoluer l’hôpital n’exige en rien de casser le statut de la fonction publique hospitalière ». La question est donc clairement posée à la FHF : le statut d’« autonomie avancée » qu’elle envisage suppose-t-il la remise en cause du statut de la fonction publique hospitalière ? (...)
le but est-il de procéder comme en Allemagne, où « de grands hôpitaux publics dont certains universitaires, en situation de quasi-dépôt de bilan, ont été mis en vente par leurs municipalités de rattachement et rachetés par le secteur privé commercial », comme l’explique Patrick Mordelet (4) ?
Un grand nombre de professionnels hospitaliers réclament, eux aussi, plus d’autonomie. Mais c’est pour donner plus de liberté aux équipes soignantes afin d’innover et de s’organiser dans le cadre du service public — pas pour accroître le pouvoir du directeur afin d’achever la transformation de l’hôpital en clinique commerciale.
La T2A ou l’engrenage de la privatisation
Cette question de statut est en réalité étroitement liée à la nature du financement de l’hôpital public. En la matière, le quinquennat finissant n’a rien clarifié, se contentant de réaffirmer que les différentes missions spécifiques de l’hôpital public ne se distribuent pas à la découpe : de l’accueil des urgences aux soins apportés aux détenus, en passant par les greffes, les soins aux étrangers sans papier, la formation, le Samu, etc., elles forment un tout. Avec la loi de « modernisation du système de santé » promulguée en janvier 2016, la ministre de la santé Marisol Touraine a prétendu redéfinir le service public hospitalier, tout en gommant le critère fondamental qui sépare le statut public du privé. (...)
le critère fondamental de distinction relève de l’ordre des priorités : pour le service public, la priorité doit être donnée à l’intérêt collectif sur l’intérêt de l’établissement, et c’est l’inverse pour l’établissement privé — qu’il soit à but lucratif ou non. En découlent des modes de financement et de gestion distincts.
Le service public doit appliquer le « juste soin pour le patient au moindre coût pour la collectivité », c’est-à-dire pour la Sécurité sociale. En raison même de son statut, l’établissement privé doit chercher à être rentable et donc sélectionner ses activités afin d’optimiser autant que possible la facture adressée aux trois payeurs que sont la Sécu, les complémentaires et les patients (les patients paient directement de leur poche le reste à charge). Il n’y a pas lieu d’en faire le reproche à l’établissement privé, car s’il ne le faisait pas, il serait contraint de mettre la clé sous la porte. Au contraire de l’établissement public, qui peut être mis sous tutelle pour mauvaise gestion mais ne peut pas faire faillite (...)
La conversion au marché des réformateurs de l’hôpital
Dans un « Que sais-je ? » sur l’hôpital (Presse universitaire de France, 2004) Jean de Kervasdoué, ex-directeur général des hôpitaux à l’époque socialiste, écrivait : « l’élaboration de la stratégie d’un hôpital public ressemble à celle des autres entreprise (…) De nombreux hospitaliers sont convaincus de la spécificité absolue de leur secteur. Il n’en est rien ». Et il ajoutait « Même si le mot « marketing » est encore un tabou du fait de sa connotation agressive — on cherche à vendre —, c’est bien de cela dont il s’agit ici. » (...)
En réalité une longue marche a été entreprise depuis 2003. Il faut rendre hommage à M. Mordelet, ancien directeur d’hôpital et conseiller du ministre de la santé Bruno Durieux (1990-1991), qui l’a décrite par le menu dans Gouvernance de l’hôpital et crise des systèmes de santé (7) — tous les hospitaliers devraient avoir lu ce livre. Son mérite est de parler vrai. Contrairement aux politiciens et aux lobbyistes qui présentent les mesures de privatisation comme « la seule façon de sauver l’hôpital public », M. Mordelet ne cache pas l’objectif : « le transfert progressif et complet de l’organisation du secteur public vers une gestion privée » (...)
Cette politique a été menée en alternant les techniques du « pied dans la porte » et de « la porte-au-nez ». Cette dernière permet de créer un choc, de tester l’importance de l’opposition, pour faire ensuite semblant de reculer sur une proposition « plus modérée ». C’est ainsi que la FHF s’était faite le chantre de « l’hôpital-entreprise » et du « patient-client » avant que les politiques mettent une sourdine à ces slogans à la résonnance trop mercantile. Le plus important étant de mettre en œuvre progressivement l’hôpital-entreprise, sans le proclamer. Le faire sans le dire. On procéda donc selon la technique du « pied dans la porte ».
« Il me faut 500 varices par an ! »
En 2004 fut mise en place une T2A à 50 % (l’activité restait pour moitié financée par une dotation) que les gouvernements de droite jurèrent de ne pas augmenter ; puis, en 2008, le gouvernement d’alors fit passer la T2A à 100 % ; entre deux, en 2006, furent instaurés des « pôles » dissociant les équipes soignantes entre médecins d’un côté et paramédicaux de l’autre ; puis en 2009, on acta la fin des services, transformés en « structures internes » — jargon choisi à dessein pour que les soignants ne s’identifient plus à l’équipe d’un service, dans le but de favoriser la mobilité et la polyvalence.
De même est-on passé progressivement du pouvoir mandarinal (certains chefs de service ayant tendance à considérer le service comme leur propriété personnelle) au pouvoir partagé entre le directeur et le président de la commission médicale élu par ses pairs, puis au pouvoir du seul directeur conseillé par le président de la commission médicale. Aujourd’hui, d’après une enquête de la FHF auprès des directeurs d’hôpitaux (8), seulement 55 % des professionnels dont ils ont la responsabilité sont encore attachés au statut de la fonction publique hospitalière (...)
Des conditions de travail dégradées
Il s’agit en réalité d’une politique auto-réalisatrice qui trouve aujourd’hui des partisans chez des médecins et singulièrement parmi certains chirurgiens de l’hôpital public. En effet, quel est intérêt de rester à l’hôpital public si on y gagne moins alors que les conditions de travail y sont dégradées ? Travail d’équipe disloqué, multiplication des pouvoirs corporatistes, inflation de la paperasse administrative, injonctions paradoxales, changement permanent des règles de fonctionnement, diminution du personnel présent au lit du malade, absentéisme, sous équipement… Le climat de travail dans les hôpitaux est devenu morose voire verbalement violent. « Si vous n’êtes pas contente, personne ne vous retient, demandez votre changement », « Il faut faire votre deuil de la qualité, arrêtez de vous poser des questions, faites ce qu’on vous dit ! ». Voilà des phrases adressées à des infirmières par leurs responsables de pôle, que l’on peut entendre aujourd’hui.
L’impossible équation
Cette crise est la conséquence de la contradiction de l’hôpital, censé défendre les valeurs du service public et obligé de se comporter en entreprise commerciale obsédée par l’augmentation de l’activité (et de son codage). Cette exigence permanente d’augmentation de l’activité est en effet programmée par la baisse annuelle des tarifs imposée par la rigueur budgétaire et l’augmentation des charges, y compris lorsque celles-ci sont la simple conséquence des décisions du pouvoir politique (augmentation du nombre d’internes, revalorisations catégorielles, mises en conformité des équipements…).
L’alternative de sortie de crise
La sortie de cette confusion est à terme inévitable : elle peut se faire vers la privatisation programmée de longue date, depuis l’adoption du New Public Management (9). Elle sera plus ou moins rapide en fonction de l’importance de l’opposition des salariés et de la population. S’il le faut, les « décideurs » avanceront pas à pas (...)
Mais la sortie peut aussi se faire vers la restauration du service public hospitalier. Plusieurs pistes peuvent être avancées :
• 1) redonner du sens et de la cohésion aux équipes, médicales et paramédicales, qui sont la base de l’hôpital. La qualité des soins suppose des équipes formées, suffisamment nombreuses et stables, soudées autour d’un projet et de valeurs partagés, s’auto-évaluant et se faisant évaluer par ses pairs et par les usagers. Les usagers ont un rôle essentiel pour améliorer la qualité de l’accueil, de la prise en charge de la douleur, de l’information au patient et à l’entourage…
• 2) insérer le projet médical de l’établissement dans un projet territorial de santé incluant l’ensemble des partenaires participant au suivi dans la durée du patient pour une prise en charge globale, biomédicale, psychologique et sociale. La cohérence du parcours du patient est facilitée par l’homogénéité financière de sa prise en charge, condition préalable pour envisager un « financement au parcours » ;
• 3) redéfinir la gouvernance des hôpitaux qui doit être à la fois administrative et médicale, duale et contractuelle ;
• 4) programmer l’extinction pour les nouvelles générations de médecins hospitaliers de l’activité privée avec dépassement d’honoraires. Parallèlement, cela doit s’accompagner d’une augmentation de la prime de service public exclusif, modulée en fonction des régions et des spécialités et de la limitation des dépassements d’honoraires en ville ;
• 5) changer le mode de financement en adoptant un financement mixte : T2A pour les activités standardisées et programmées de chirurgie et de médecine interventionnelle, prix de journée pour les soins palliatifs et sûrement la réanimation, dotation pour les maladies chroniques ou complexes, pour la psychiatrie, pour les maladies rares et sûrement pour la gériatrie et la pédiatrie. (...)
Dans cette guerre sur le marché de la santé, l’attaque contre la Sécurité sociale vient de tourner court, au moins pour l’instant, mais l’hôpital public va devoir faire face à de nouveaux assauts de la part des partisans de la « concurrence-seule-garante-de-la-qualité-au-plus-bas-coût ». Huit ans après la décision du tout T2A, les mentalités ont changé, la résignation s’est répandue, l’ennemi est maintenant dans la place.