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l’Humanité
« En délaissant la recherche fondamentale, on a perdu beaucoup de temps »
Entretien avec Bruno Canard , spécialiste du Coronavirus
Article mis en ligne le 22 mars 2020

Les programmes génomiques s’adressent à des génomes humains énormes. Nous, nous étions avec nos virus, de tout petits génomes. Nous avons eu cette idée, qui s’est révélée fructueuse : les virus ont une capacité énorme à être différents, variés, avec de larges familles. Nous allions donc les étudier tous en même temps afin d’en avoir un type, modèle qui nous permettrait, en cas de menace d’un virus inconnu, d’en trouver un proche où nous pourrions extraire des données scientifiques.

En étudiant ainsi l’ensemble pour disposer de connaissances transposables au nouveau virus, notamment sur leur mode de réplication, cela permettait d’anticiper.

(...) Dans mon équipe, nous avons participé à des réseaux collaboratifs européens, ce qui nous a conduits à trouver des résultats dès 2004. C’était passionnant, novateur. Et cela reste toujours d’une actualité incroyable. Nous avions décrit à l’époque noir sur blanc le risque émergent qui pourrait mettre la pagaille. (...)

Cette recherche d’anticipation doit être validée sur des programmes de long terme. Mais, au final, elle permet de gagner un temps précieux. Pour déterminer une structure de protéine virale et faire un médicament, il faut au moins cinq ans, parfois dix. Avoir étudié un virus émergent quinze ans auparavant permet forcément d’avoir sur l’étagère des molécules prêtes à être utilisées pour la conception de médicaments. Ce programme permettait de s’affranchir de cette espèce de temps de réaction. Mais en recherche virale, en Europe comme en France, on met le paquet en cas d’épidémie, et après, on oublie. C’est ce qui s’est passé pour le Sars-CoV.

Au nom du contribuable, dès 2006, l’intérêt des politiques pour ce virus avait disparu. (...) Avec la crise de 2008, les financements attribués à la recherche ont été de plus en plus maigres, nos conditions de travail se sont dégradées.

Quels sont les impacts, dans votre travail au quotidien, de ces baisses de financements ?

Encadrer des étudiants, ce que je suis censé faire, est devenu un luxe. Je suis en permanence à la recherche de financements pour écrire des projets, pour pallier les carences de nos diverses organisations. Des postes ne sont plus remplacés ou se précarisent. Je me souviens avoir mangé une pomme et un sandwich en dehors d’un congrès pendant que mes collègues de l’industrie pharmaceutique allaient au banquet. Et aussi de cette collègue, dont l’inscription à un congrès important n’avait pas été enregistrée. Elle était à l’époque sur un contrat précaire. Elle a dû payer 1 000 euros de sa poche pour entrer, sans compter les nuitées d’hôtel. À son retour, elle était attendue par son banquier… Des gens qui travaillent très dur sont payés avec des bouts de ficelle.

Il y a cinq ans, avec des collègues belges et néerlandais, vous adressez deux lettres d’intention à la Commission européenne. Dans quel but ?

Les lettres d’intention sont envoyées à la Commission européenne afin de faire des appels d’offres. L’une d’entre elles, datée de 2015, expliquait qu’il existait 9 familles de virus pour lesquelles une émergence était possible, que l’épisode du Sras pouvait se répéter et que nous n’y étions pas préparés. Le premier virus sur la liste était le flavivirus. Le second, le coronavirus. Un an plus tard, apparaissait Zika, un flavivirus. Et aujourd’hui, le coronavirus… Lorsque je relis cette lettre, j’en ai les poils qui se hérissent !

Comment a réagi la Commission européenne ?

Elle n’a jamais donné de réponse. Aujourd’hui, dans l’urgence, la Commission européenne met 10 millions d’euros sur la table, ce qui lui permet de se défausser vis-à-vis des États payeurs, du contribuable. Mais, 10 millions, c’est ridicule par rapport au programme, qui pourrait être fait sur le long cours. Et ce n’est pas une bonne manière de dépenser de l’argent. (...)

Vous dites qu’il y aura d’autres Ebola, d’autres Zika, d’autres coronavirus…

Oui. Et pour des virus non prévisibles, qui changent, le vaccin n’est pas adapté. Rien ne dit, par exemple, que ce virus de 2020 aurait été neutralisé par un vaccin contre le Sras s’il avait été mis sur le marché en 2003. Mieux vaut faire des médicaments qui ont un large spectre dans une famille virale. D’où l’anticipation scientifique. Il faudra tirer des conséquences de ce que nous vivons aujourd’hui. Si simplement un peu de crédit impôt recherche – passé de 1,5 milliard à 6 milliards annuels, soit deux fois le budget du CNRS, sous la présidence Sarkozy – pouvait être reversé pour irriguer la recherche fondamentale, ce serait un bol d’air énorme. Et surtout productif.