
Après les révélations de Mediapart sur l’implication du général de Gaulle dans le mensonge d’État et l’impunité qui ont accompagné le 17-Octobre, les historiens Jim House, Neil MacMaster, Emmanuel Blanchard et Fabrice Riceputi réagissent.
Quelles sont les leçons à tirer, pour le passé mais aussi le présent, de l’histoire du massacre du 17 octobre 1961, une tragédie que la mémoire officielle française a toujours du mal, en 2022, à reconnaître pour ce qu’elle est : un crime d’État ?
Une semaine après les révélations de Mediapart sur l’implication du général de Gaulle dans le mensonge et l’impunité qui ont accompagné le 17-Octobre, quatre historiens réagissent.
À l’origine de recherches majeures sur divers aspects du 17-Octobre – son histoire complète, le rôle précis de la police ou ses enjeux mémoriels –, Jim House et Neil MacMaster (Paris 1961, Tallandier), Emmanuel Blanchard (La police parisienne et les Algériens, Nouveau Monde) et Fabrice Riceputi (Ici on noya les Algériens, Le Passager clandestin) ont accepté de répondre à nos questions (...)
Quel enseignement tirez-vous sur le 17-Octobre des archives de la présidence de Gaulle récemment publiées par Mediapart ?
Jim House et Neil MacMaster : La publication de ces documents présente un intérêt certain, car elle aide à mieux cerner les responsabilités de cette répression au plus haut sommet de l’État, question qui a longtemps fasciné les historiens et militants mais qui, sans accès aux archives, était restée sans réponse.
Les documents publiés par Mediapart et le cours des événements qui a suivi ou précédé leur rédaction montrent bien la préoccupation majeure de de Gaulle suite au 17 octobre 1961 : « mettre de l’ordre » dans la police parisienne et surveiller les agissements de l’OAS [Organisation de l’armée secrète – ndlr].
De ce fait, de Gaulle est certes complice de l’occultation, tout comme il l’était de la mise en place de la répression contre le FLN. La note très intéressante en date du 25 octobre 1961, envoyée par le secrétaire général de la présidence, décrit des violences policières illégales de manière rétrospective – le 17 octobre 1961 est ainsi révélateur du quotidien périlleux des Algériens, parfois bien avant le massacre.
Emmanuel Blanchard : On voit bien que de Gaulle craint que la police lui échappe. Or il a besoin d’un appareil policier loyal au régime. Et pour comprendre cette préoccupation, il faut revenir au contexte de la nomination [en mars 1958 – ndlr] de Maurice Papon à la tête de la préfecture de police de Paris. De Gaulle n’a pas de problème de légitimité, mais il sait que si la IVe République est tombée, c’est parce que les deux institutions de force, l’armée et la police, ont été déloyales au régime et ont contribué à sa chute au printemps 1958. (...)
Le mandat de Papon est clair : ramener la police dans le cadre institutionnel. Il s’agit, en quelque sorte, de remettre de l’ordre dans la maison et d’éviter à tout prix une autonomisation de la police. De Gaulle, dont il faut rappeler qu’il est la cible d’attentats de l’OAS, a peur que la police lui fasse défaut.
De ce point de vue, la découverte récurrente de cadavres d’Algériens dans Paris fait craindre au pouvoir l’existence de possibles escadrons de la mort ou d’actions clandestines d’une police infiltrée par l’OAS. Et si Papon reste à la tête de la préfecture de police jusqu’en 1967, c’est parce qu’il a accompli cette mission prioritaire : faire en sorte qu’au contraire de la police algéroise ou oranaise, la police parisienne ne soit pas gangrénée par l’OAS et demeure loyale au régime.
Autre point important : on l’oublie souvent, mais il y a eu des enquêtes et informations judiciaires sur les « disparitions » d’octobre 1961. La note manuscrite de de Gaulle, révélée par Mediapart, montre que le chef de l’État semble vouloir que ces enquêtes aillent jusqu’au bout. Mais cela ne sera pas le cas. En contrepartie d’une police « tenue », il accepte le mensonge d’État sur le 17 octobre.
En somme, la transaction avec Papon peut se résumer ainsi : « Si vous tenez la police, qu’elle ne sombre pas dans l’activisme OAS, on oublie cette histoire. »
Quels ont été les ressorts de la mécanique gouvernementale qui ont permis à ce crime d’avoir été, à ce point, et si vite, passé sous silence ?
Fabrice Riceputi : Dès la nuit du 17 au 18 octobre, alors que la répression faisait encore rage, le préfet de police Maurice Papon a produit un communiqué selon lequel les Algériens étaient violents et armés, la police irréprochable, et que seules trois personnes avaient trouvé la mort, dont deux Algériens du fait d’un tir policier « en riposte » et un Français, prétendument d’une « crise cardiaque ».
Mais Papon, interpellé au conseil de Paris et à l’Assemblée, a reçu un soutien sans faille du gouvernement de Michel Debré. Quant à de Gaulle, il s’est tu. L’opposition a tenté d’ouvrir une commission d’enquête parlementaire, mais le gouvernement, en faisant ouvrir une procédure judiciaire dont il savait qu’elle ne donnerait rien, en a empêché la création. (...)
Jim House et Neil MacMaster : La présidence de Gaulle déléguait la responsabilité répressive à des ministres qui étaient couverts, tout comme l’était Papon, qui a su mettre fin rapidement aux protestations d’une petite minorité de la police parisienne face aux assassinats d’Algériens. (...)
Par ailleurs, comme le montre Alain Dewerpe dans son ouvrage magistral, cette mécanique de production de la violence et son occultation sont restées en place lors de la tuerie de Charonne (8 février 1962). Il faudrait également signaler que l’absence de mobilisation de masse de la gauche française autour du 17 octobre 1961 a certainement facilité l’objectif affiché par le gouvernement de « tourner la page ». (...)
en 1991, Robert Badinter confiait à Libération : « Les gens se foutaient de ce qu’il s’était passé, ils ne se sentaient pas moralement concernés. » Au-delà de la responsabilité politique, n’y a-t-il pas eu aussi une responsabilité citoyenne face à une tragédie qui s’est pourtant déroulée sous les fenêtres des Parisiens ?
Jim House et Neil MacMaster : Oui. C’est l’indifférence, sinon l’hostilité, qui a prévalu en octobre 1961. Les divisions entre les pôles communiste et socialiste ont aussi joué un rôle important dans l’absence de mobilisation de masse. Toutefois, quelques exceptions méritent d’être signalées, comme la manifestation – interdite - du PSU (Parti socialiste unifié) du 1er novembre 1961 et le travail acharné de certains journalistes et militants dans les semaines suivant le massacre. (...)