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"Dans cette folie organisée, l’institution ne nous protège pas" : la souffrance au travail des magistrats, une réalité encore sous-évaluée
#magistrats #burnOut
Article mis en ligne le 22 novembre 2022

La mort d’une magistrate en pleine audience au tribunal de Nanterre, mi-octobre, a de nouveau imposé dans le débat public la question de l’épuisement de ces professionnels, longtemps ignorée malgré des alertes de plus en plus nombreuses. Un préavis de grève a été déposé pour mardi. 

Lorsqu’il prononce son discours d’installation à la tête du tribunal judiciaire de Nanterre (Hauts-de-Seine), le 17 octobre, Benjamin Deparis est loin d’imaginer à quel point ses propos vont résonner. Le président du tribunal n’a alors qu’une "seule et haute ambition" pour ses magistrats : "Que vous alliez simplement mieux." Le lendemain, la juge Marie Truchet, 44 ans, s’effondre en pleine audience de comparution immédiate devant la 16e chambre de ce bâtiment des années 1970. Malgré les efforts de réanimation, elle ne se relèvera pas. "Jamais je n’aurais imaginé être confronté" à une telle situation, confie à franceinfo le nouveau chef de la juridiction, "troublé".

Un an après la tribune, dans Le Monde des 3 000 magistrats, qui alertaient sur leurs conditions de travail après le suicide d’une juge de 29 ans à Béthune (Pas-de-Calais), cette mort brutale en plein exercice fait ressurgir le débat sur l’épuisement professionnel des robes rouges et de l’ensemble des professionnels d’une justice à bout de souffle. L’Union syndicale des magistrats (USM) et le Syndicat de la magistrature (SM) appellent à la mobilisation et à la grève, mardi 22 novembre.

Trois juges en burn out à Nanterre (...)

"Le fait de tomber en audience fait écho à toute la souffrance des acteurs judiciaires, sans distinction de corps ou de catégories."
Fabien Desix, greffier à Nanterre à franceinfo (...)

Avant le décès de Marie Truchet, le pôle correctionnel de Nanterre tournait avec deux juges en moins – une mutation non remplacée et un arrêt pour surmenage. Au total, "j’ai neuf postes de magistrats non opérationnels pour arrêt maladie, dont trois en burn out", liste Benjamin Deparis.
"Une maltraitance institutionnelle"

Avec la Conférence nationale des présidents de tribunaux judiciaires (CNPTJ), qu’il pilote, Benjamin Deparis a évalué à près de 90 le nombre de magistrats supplémentaires nécessaires à Nanterre pour absorber la charge de travail. Une projection qui ne tient pas compte des récentes et multiples réformes (justice des mineurs, cours criminelles…), gourmandes en effectifs. Cinq postes ont été attribués à la hâte après le drame. Insuffisant pour réduire les stocks d’affaires en souffrance et le délai d’attente des justiciables. Et, fait inédit, avocats et magistrats des Hauts-de-Seine se sont associés pour saisir le Conseil d’Etat afin d’"exiger des renforts". (...)

La situation du palais de justice de Nanterre, dans un département riche, l’a desservi. Il hérite d’affaires contrastées, entre des poches de grande pauvreté, des patrimoines colossaux dans certains litiges familiaux (divorces et tutelles) et des dossiers financiers complexes liés à la présence du quartier de la Défense et des sièges sociaux de grands groupes.

Les nombreuses alertes, dont les 121 "impossibilités de faire" listées en janvier, sont restées vaines jusqu’au 18 octobre. "En laissant depuis plusieurs années la juridiction de Nanterre en sous-effectif, vos services ont conduit à une maltraitance institutionnelle de ses personnels et de ses justiciables", écrivait l’USM en avril au garde des Sceaux. Pour de nombreux observateurs, la situation de Nanterre, bien que spécifique, illustre un problème systémique. (...)

Un manque d’indicateurs sur les risques psychosociaux

Le retard à rattraper est tel que les efforts budgétaires de l’exécutif – +26% sur trois ans, martèle la Chancellerie – ne se font pas encore sentir sur le terrain, si ce n’est l’attribution d’ordinateurs portables et un meilleur accès au réseau. "Nos collègues n’ont pas le sentiment d’être plus à l’aise depuis un ou deux ans alors qu’objectivement le nombre de magistrats a crû, souligne Ludovic Friat. On part de tellement loin... C’est le tonneau des Danaïdes."

Une critique jugée "injuste" par l’entourage d’Eric Dupond-Moretti, qui estime payer pour "vingt ans d’abandon politique, humain et budgétaire de la justice". Le constat ne fait pas débat. Dans sa propre évaluation de la souffrance au travail des magistrats (PDF), réalisée en 2018 et 2022, l’USM dénonce "la logique de démantèlement du service public à l’œuvre depuis les années 2000", avec l’introduction du "new public management" ("nouvelle gestion publique") et la politique de non-remplacement des départs à la retraite. Mais l’organisation syndicale pointe aussi "la logique gestionnaire du ministère" toujours à l’œuvre.

"On est dans une urgence permanente, soumis à une pression des chiffres, alors que profondément, on veut faire ce métier car on aime les gens", plaide la magistrate Viviane Brethenoux, évoquant une "souffrance éthique". (...)

Une culture du dévouement et du silence

Si cette souffrance au travail n’est pas mesurée, elle a aussi longtemps eu du mal à s’exprimer dans un corps de métier dopé au sens du devoir et confronté à un public en difficulté. (...)

Dans cette institution soumise à un devoir de réserve et à un droit de grève limité, une certaine "endurance a perduré pendant des années. On ne s’est jamais arrêtés, au nom de la continuité du service public". (...)
L’USM confirme cette "forme de réticence à reconnaître une souffrance, perçue comme une fragilité" pouvant nuire à "l’autorité" du pouvoir judiciaire. Albertine Munoz, juge d’application des peines à Bobigny (Seine-Saint-Denis), s’est heurtée à ce "déni" et à "cette omerta" quand elle est sortie de l’Ecole nationale de la magistrature voici trois ans. "Alors que j’essayais d’alerter, on me disait : ’A Paris ils ont dix fois plus de dossiers, tous les cabinets sont comme ça’. C’est comme si les magistrats avec plus d’expérience s’étaient créé un mécanisme de protection, s’étonne-t-elle. Le mot que j’ai le plus entendu, c’est ’il faut dégrader ton travail : motive moins tes jugements, ne lis pas les dossiers.’ Comment est-ce possible dans une démocratie et un Etat de droit ?"

Isolée face au manque de soutien de sa hiérarchie, Albertine Munoz a peu à peu ressenti une "fatigue professionnelle intense". Il lui a fallu du temps pour se résoudre à consulter un médecin, sachant qu’il y aurait un arrêt-maladie à la clé. Elle a fini par s’y résoudre lorsqu’elle s’est aperçue qu’elle devenait la magistrate qu’elle ne voulait pas être. (...)

Une libération de la parole

Un autre magistrat, qui préfère témoigner anonymement, a lui aussi opté pour ces "gestes de résistance au quotidien, à défaut de mesures structurelles". Il explique : "Quand je suis en audience au-delà d’une certaine heure, je renvoie. Tant pis si on engorge derrière. Cela vaut quoi, un jugement correctionnel signé à 3 heures du matin ?"

Mariannig Imbert, juge à Nanterre et collègue de Marie Truchet, observe "un point de bascule" aujourd’hui, favorisé par le changement de génération : "Personne n’a plus envie de se dévouer corps et âme pendant quarante-cinq ans." La tribune publiée dans Le Monde en 2021 en est aussi l’expression et consacre une "certaine libération de la parole. S’il y a une amélioration, c’est bien celle-là", pointe Nelly Bertrand, du Syndicat de la magistrature.

Pour le reste, tout le monde s’accorde à dire que le rééquilibrage doit se poursuivre bien au-delà de la mandature actuelle (...)

Comparant la situation de la justice à celle de l’hôpital, le président du tribunal de Nanterre se veut malgré tout optimiste : "On est allés au-delà du ’plus avec moins’, ce truc-là, c’est terminé, veut croire Benjamin Deparis. Le temps est venu de s’occuper de nos propres ouailles."